Avant que l’idée de créer un jeu ne se présente, il y a souvent une question qui nous taraude, une problématique que nous n’arrivons pas à articuler par les mots ou les images. S’il s’agit d’un concept, il est flou, comme en mouvement, insaisissable. Généralement, la résolution s’établit par l’apprentissage d’un mécanisme complexe, ou plutôt d’un ensemble de mécanismes fonctionnant de concert ou des forces contraires générant des tensions.
Comprendre les mécanismes, se laisser séduire par les rouages, c’est mettre un pied dans l’engrenage de la création de jeux. Que ce soit à l’échelle d’un atome ou d’une galaxie, sur le plan réel ou imaginaire, tout est sujet à être transcrit sous la forme de mécanismes et par extension, tout est jeu. C’est à ce titre que le jeu a une valeur éducative et peut pédagogiquement aborder toutes sortes d’objets d’étude par le biais d’une approche ludique et interactive.
Parce qu’il s’agit également d’interactivité, d’échanges et de partage dans le monde réel. Lorsqu’on crée un jeu de société, généralement, c’est pour y jouer à plusieurs autour d’une table, par exemple. Le jeu est fédérateur et facilitateur de communication. Je mentirais en écrivant ici que le jeu vidéo en réseau ou en ligne ne possède pas les mêmes qualités intrinsèques. Cependant, la proximité physique d’un jeu de table pousse l’expérience du jeu à un niveau supérieur, celui de la présence humaine, de l’aspect social et psychologique de l’ici et du maintenant qui n’existe pas derrière la pâleur d’un écran. Aussi quand on entreprend de créer un jeu de société, on prend en considération le facteur humain. Autrement dit, le joueur est un maillon imbriqué dans le moteur du jeu. On conçoit le joueur en même temps que le jeu.
Guberno est issu d’une réflexion sur le régime féodal et la démocratie. Je souhaitais comprendre comment un système pyramidal peut être élaboré, développé et fragilisé par ses mêmes fondations : le peuple et le territoire sur lequel il évolue. Sans peuple, il n’y a pas de gouvernance, sans territoire, rien à défendre. Mais dès lors que la gouvernance est installée, le pouvoir est donné par le peuple, ou plus précisément, par la partie du peuple qui approuve le pouvoir. D’où une schématisation simple : si le peuple est majoritairement partisan de la gouvernance, de grandes choses peuvent se produire, mais si la dissidence se renforce, alors le pouvoir est instable.
Ainsi le joueur doit être vigilant sur plusieurs fronts : d’abord en observant et en contrôlant la tendance du peuple, puis en veillant à la sécurité des frontières de ses territoires.
Avec le temps, j’ai développé une aversion pour les dés et le hasard permanent. Guberno commence avec une grande part de hasard, en définissant une sorte de cartographie de la population en jeu, et la première tâche du joueur consiste précisément à appréhender les tours de jeu suivant en altérant la part d’aléatoire par l’adjonction d’éléments stabilisants aux effets complémentaires : les quatre branches du gouvernement. Chaque branche du gouvernement offre des possibilités d’interaction avec le peuple, partisan ou dissident, permettant suivant les choix stratégiques du joueur, de palier à toutes les situations. Conversion, corruption, militarisation sont autant de choix et de conditions nécessaires afin de stabiliser ses propres territoires et éventuellement perturber l’ordre chez les autres joueurs. Le système de jeu s’équilibre aisément de cette manière. Mais après plusieurs semaines de tests, j’ai convenu avec les joueurs qu’il manquait un peu de piquant et de fantaisie pour varier l’expérience de jeu. C’est pour cela que j’ai intégré les héros et les évènements à Guberno. Les premiers apportent des bonus offensifs ou défensifs, là où les seconds sont majoritairement désastreux. Naturellement, l’un ne va pas sans l’autre. Piocher un héros modifie généralement l’équilibre stratégique entre les joueurs et le prix à payer est de déclencher un cataclysme pouvant toucher un joueur ou l’ensemble de la table.
Comme je l’indiquais précédemment, le joueur en tant que seigneur de ses terres va interpréter son propre rôle notamment dans le cadre des négociations diplomatiques ou militaires qui se produisent assez rapidement et régulièrement à chaque partie. Il n’y a pas de règle écrite pour ce type d’action, le dialogue est induit par la proximité des joueurs autour de la table et par les enjeux, les motivations de chacun.
A ce titre, il m’a semblé essentiel de donner à l’ensemble du jeu une esthétique minimaliste. Les précédents prototypes étaient constitués de pièces de bois brut, marquées d’une couleur unie ou d’un motif abstrait. L’esthétique épurée laisse une part importante à l’imagination, à l’immersion dans ce qui s’apparente à un jeu géopolitique faisant à la fois référence à l’Histoire du monde occidental médiéval, mais aussi à des schémas gouvernementaux contemporains parfois troublants dans le contexte politique actuel que nous connaissons partout dans le monde.
Enfin, j’écrirai que Guberno s’inscrit dans la longue lignée des jeux de stratégie et de gestion de ressources, en s’inspirant d’une part des combinaisons quasi infinies du jeu de go et d’autre part de la simplicité et de la capacité d’agrégation des systèmes de Carcassonne, Splendor et Small World. J’ai d’ores et déjà en projet de concevoir des modules complémentaires aisément ajustables à la boîte de jeu initiale pour enrichir encore davantage l’expérience et le plaisir de jeu.