Elodie n’avait plus que cette idée en tête.
Il fallait qu’elle le retrouve et qu’elle le
voit, lui, qui ce matin lui avait rendu le sourire
lui qui ce matin, s’était permis de la vouvoyer
puis de la tutoyer, puis de lui partager si
naturellement ses émotions sur des livres qu’elle
a lu des centaines de fois, pour s’évader bien sûr
s’évader de ce monde dont elle ne voulait plus.
L’homme était devenu insomniaque, le café sans doute
en était la cause, à moins que ce ne soit le fait
de l’anxiété naissante, les études et puis toutes
ces histoires d’amour flottant dans l’air d’un
printemps naissant, toutes ces femmes dont il
refusait éperdument de tomber amoureux.
La femme, prétendant retrouver sa trace, usa
des moyens les plus modernes pour se procurer
assez facilement d’ailleurs l’adresse et le
numéro de téléphone de son correspondant. Elle
n’avait finalement que faire du numéro de téléphone
elle voulait le voir, en chair et en os. Elle
voulait percevoir dans son regard un peu plus
que de la sympathie peut-être et puis sentir sa
peau sans doute au moins sur ses mains. Elle
rêvait un peu, pensait beaucoup, au fil de sa
déambulation dans la ville, toujours plus proche
de ce lieu où elle prétendait pouvoir le retrouver.
Il le fallait, elle devait impérativement l’y trouver
et le voir. Le scruter, l’observer,
lui demander la Lune et plus encore pourvu qu’elle
y trouve un peu plus de bonheur encore. Son coeur
battait de plus en plus fort à mesure qu’elle avançait
vers le point de rendez-vous.
L’homme, remis de son état de torpeur dû probablement
à la soirée à rallonge de la veille et du réveil
contraint, se mit en quête de résoudre une quelconque
question philosophique sur la pertinence du jugement
esthétique, c’était comme elle lui disait ce matin,
« sa dose de pragmatisme » de la journée. Il pensait encore
à elle, il entreprit même de lui écrire un mot. L’idée
lui effleurait l’esprit un instant, alors qu’il se vidait
de quelque étron.
La femme était devant la porte de l’immeuble, essoufflée.
Pourtant elle n’avait pas couru, elle s’était même efforcée
de marcher lentement, il fallait que l’itinéraire lui-même
lui procure du plaisir. Elle hésite, tend le doigt et
finalement sonne à l’interphone, au nom indiqué sur sa feuille.
Prise de panique, elle a l’impression qu’elle défaille
mais se reprend vite par quelques sautillements discrets.
L’homme ne fut pas surpris, le facteur, un peu farceur sans
nul doute avait pour habitude de distribuer ses colis
le matin, et jusqu’à l’heure du repas. Il répondit d’un « oui ? »
qui aurait très bien pu être un « c’est pour quoi ? » ou un
« Et alors ? » tout en prévoyant déjà qu’il allait devoir
enfiler un pantalon et un t-shirt pour descendre
trois étages plus bas, à la porte d’entrée de l’immeuble.
La femme n’eut qu’à répondre cette phrase qu’elle s’était
répété mille fois à mi-voix : » Bonjour, excusez-moi de vous
déranger, suis-je bien chez …
-Oui, dit-il considérant la voix avec un peu d’amusement. Cette
fois ce sera une factrice, peut-être même celle de cet été qui
était en stage et avec qui il avait eu une discussion sur la
beauté conceptuelle du métier de facteur relativement au métier
d’artiste peintre.
-Voilà, nous avons discuté ce matin et je voudrais bien vous voir
là.
Voilà qui était bien différent de ce qu’il pensait, une
femme, pas une factrice anodine et passagère mais une vraie
femme, avec qui il a le souvenir vague d’avoir parlé le matin
même et dans des circonstances suffisamment cocasses pour qu’il
y trouve un goût d’aventure assez excitant. Et aussitôt cette
réflexion aboutie, de répondre : « Parfait, je vous ouvre, et
j’arrive vous accueillir, à tout de suite ».
La femme bouscule la porte au premier déclic du verrou ouvert
par l’homme à qui elle voulait tant parler de vive voix. Elle
enfonce la porte, et se rue dans le sas, presque frustrée de se
retrouver bloquée là, sans rien pouvoir faire d’autre que d’attendre
attendre qu’il descende l’escalier. Elle peut le voir cet escalier
à travers la porte vitrée. Cet escalier qui amènera à elle
l’homme pour qui elle a fait tout ce chemin. Elle réalise
que c’était la première fois qu’elle entendait sa voix, dans
l’interphone, une voix ni grave ni aigüe, un peu endormie et
lente, posée serait le mot juste.
Elle n’arrive cependant pas à se faire la moindre
idée de ce à quoi peut ressembler un être avec une voix pareille.
Elle doute, et se rassure en se disant que s’il n’est pas beau,
dès que je le vois arriver je sors et je me sauve. Ce n’est pas
de très bon goût mais au moins…
L’homme arrive au dernier palier, il a brièvement enfilé un
pantalon imitation velours, un t-shirt sans manche, jaune délavé
qu’il trouve pour l’occasion fort peu élégant, et a enfilé une
paire de souliers sans les lasser. Sa démarche chancelante est
celle de celui qui n’a pris pour repas qu’un grand café sans sucre
et dont tous les membres tremblent. Il ne pense pas,
c’est atroce, il a beau essayer, il n’y arrive pas. Il descend
parce que quelqu’un l’attend en bas, il met un pas devant l’autre
parce que sinon il tombe, il ouvre les yeux, pour voir les marches
et il ne pense même pas, arrivé en face de la porte vitrée, à
regarder qui est cette mystérieuse femme qui vient sonner à sa porte.
Il prend une grande respiration, contracte tous ses muscles,
sauf quelques uns un peu récalcitrants, et ouvre enfin la porte.
La femme est là, fixée devant la porte qui s’ouvre. Elle n’est pas
partie, pas qu’elle n’en avait plus envie mais plutôt qu’elle
était tétanisée par la peur, par le stress et l’excitation. Elle
ne sourit même pas, elle croit fondre en larmes mais finalement
c’est un simple « bonjour. » qu’elle prononce et qu’elle trouve
aussitôt gâché, sans conviction, raté.
-Bonjour, ça va ? dit-il, commercial, inexpressif mais
souriant comme un vendeur d’aspirateur en fin de carrière.
-Oui. Et vous ? trouve-t-elle comme réponse, de nouveau rejetée
par son comité d’évaluation d’éloquence intérieur.
-On fait aller.
-Elodie.
-Enchanté.
-Et vous ?
-Sauvage. Enfin c’est un surnom mais…
-Enchanté sauvage.
-Désolé pour l’habillage, j’ai fait au plus pressé.
Elodie n’avait pas remarqué, en fait, elle pensait plus à ce qu’elle
devait lui dire qu’à s’intéresser ne serait-ce qu’une seule seconde
à ses vêtements, d’ailleurs, elle ne comprenait même pas ce que
venait faire cette réplique dans la conversation qu’elle avait
imaginé.
-C’est pas grave, proposa t-elle, perplexe sur la valeur de la
répartie.
-Vous voulez monter ? Il allait ajouter « deux minutes », vieille
habitude qu’il se contraignait depuis peu à ravaler, trouvant
que l’expression tendait trop à faire croire que l’invité n’était
pas le bienvenu. Avec cette reprise de conscience, il perçut tout
l’enjeu de cette conversation. Il réalisa soudain que Elodie
debout devant lui, dans son pull rouge ses jeans bleu délavé par
endroits, n’était pas là pour parler
de la pluie et du beau temps mais sûrement de choses plus sérieuses
ou plus profonde qu’une discussion qu’il aurait pu avoir avec le
facteur. C’est alors tout son système nerveux qui en prend un coup,
un clignement des paupières, un affaissement des genoux, un
basculement de la tête sur le côté gauche, une mèche rebelle, ça y
est il allait perdre ses moyens.
-Oui je veux bien, enfin si ça ne vous dérange pas.
-Non, non, non, non, non, non, bien sûr que non : ça ne me dérange
pas… Intérieurement, il se déroulait au sein de son cerveau une
guerre fratricide entre sentiments et censeurs. Un véritable bain
de sang, s’étalant presque jusqu’aux joues où un flot de rouge
venait teinté la pâleur de la chair. Et de continuer : et bien
suivez-moi.
Elodie trouvait le personnage intéressant, un peu niais, pas vraiment
beau, mais qui dans son attitude révélait une grande timidité. Cela
la rassurait. Elle le suivait dans l’escalier, pour une ascension
silencieuse de trois étages, grimpés assez rapidement à son goût,
elle qui prend toujours l’ascenseur.
Sauvage méditait dans l’escalier sur l’intérêt de parler dans un
escalier quand on est dos à la personne à qui on parle d’autant
plus quand avec quelques marches d’avance, la seule chose à laquelle
peut répondre l’interlocuteur est un cul, graisseux et dénué de toute
sensualité. Il rate une marche alors qu’il s’apprêtait à se retourner
pour regarder de nouveau Elodie l’aventurière, il ronchonne à voix
basse presque automatiquement.
Elodie n’est pas une méchante fille, mais il faut bien le dire,
quand quelqu’un rate une marche, et qu’elle est dans certain état
de tension, elle ne peut s’empêcher de rire. Elle prend tout de même
conscience que cela peut être mal perçu et condamne son geste d’un
retour de main sur la bouche masquant ainsi la crispation des
muscles zygomatiques. Arrivés à la porte de l’appartement, elle
n’a plus aucun doute, la personne qu’elle a devant elle est
inoffensif, et de toutes façons, elle est plus grande et plus
musclée que lui, alors qu’elle ne fait pas d’autre sport que de
marcher dans la rue de son appartement à sa faculté de droit, soit
environ 500 mètres, tous les jours sauf le samedi et le dimanche.
-Après vous. Sauvage réalise alors combien il est un être stupide,
du moins il le pense assez fort pour soupirer bruyamment :
son appartement est un taudis, une poubelle, un piège à rats.
C’est son petit home sweet home douillet et confortable, comme il
le perçoit, sale, encombré et malodorant.
-Merci. Elle entre, doucement, surtout en prenant soin d’observer
toute la pièce. Il est seul, bien. Les murs sont couverts de dessins,
d’affiches, de pubs, de peintures, de taches de peinture, bien.
L’ensemble a un point commun, toutes les images représentent au
moins une femme, souvent nue, et toutes les figures ont des regards
qui semblent suivre le regardeur.Les meubles sont disposés contre les
murs, sauf quelques tabourets étrangement situés au beau milieu du
petit 15m², bien bien.
-Désolé pour le désordre, si j’avais su… j’aurais rangé. Il n’y
croit pas un instant, et les derniers mots de sa phrase s’enfoncent
dans sa gorge comme dans un précipice sans fond. C’est stupide de
dire ça alors qu’on y croit pas se rétorque t-il pour lui-même.
-Je sais ce que c’est.
-Ah bon, chez vous c’est pareil ? dit-il naïvement.
-Non, j’ai un frère. Elodie n’est pas offusquée, mais un peu vexée
tout de même, qu’on puisse croire qu’elle a un appartement dans un
tel état. Au moins, elle, elle range ses vêtements sales dans une
corbeille prévue à cet effet. Elle ne les laisse pas là où ils sont
tombés la dernière fois qu’on les a porté.
Sauvage n’a jamais aimé qu’une femme lui parle de sa famille, père,
mère, frère, tantine, tonton, parrain et autres cousins. Il n’aime
pas ça quand il ne les connait pas. Pourquoi ? Il n’en sait rien
mais se complait dans l’idée que ça ne se fait pas.
-Et oui, naturellement. Je vous offre à boire ?
-Euh… oui, je veux bien. Elle bloque son regard sur l’ensemble
ordinateur, chaîne hi-fi, réfrigérateur avec ornements divers :
cannettes, bouteilles de vin vides ou entamées, bouteille
de whisky, emballages et autres boîtes de conserves sous sachets
plastiques.
-Alors : à cette heure-ci j’ai… café, thé, bière, lait, eau-pas-
fraîche, et… je crois que c’est tout, ah non, jus d’orange. Il
parle de ce qu’il a en stock comme s’il le découvrait, la tête
plongée dans le réfrigérateur.
-Café s’il te plait. Non pas qu’une bière lui aurait déplu
mais à 9h30 c’est un peu tôt. Un autre détail la surprend maintenant :
la fenêtre est prodigieusement oblitérée par un jeu de rideaux
mêlé avec un fauteuil trop imposant pour le petit appartement.
La lumière qui entre dans la pièce unique se diffuse malgré tout
par petites touches et éclaire de façon nécessairement calculée
un tableau en cours d’élaboration dont on discerne déjà le sujet :
un baiser pris en gros plan entre deux femmes. Elle apprécie un
instant et revient sur la fenêtre, complètement subjuguée.
-Belle vue, hein ? Dans les bureaux là-bas il se passe des choses
c’est inimaginable. dit-il souriant, constatant que la curiosité est
un point commun à eux deux.
-Beau drapé.
-Aussi. Sauvage réalise à quel point il faudra qu’un jour il arrête
de croire que tout ce qu’il aime est ce qu’aime tout le monde. C’est
d’ailleurs le sujet de son travail du jour.
Elodie continue son tour d’horizon sans mot dire. Et elle découvre
enfin l’objet qui l’a poussé à venir rencontrer ce curieux mais
néanmoins intéressant personnage. Elle s’approche de la bibliothèque
et y trouve livre pour livre, sa propre collection de recueils de
poèmes surréalistes : Aragon, Eluard, Breton, Queneau, Desnos,
Michaux, ils y sont tous. Il ne mentait donc pas, ce matin, si tôt
qu’il faisait encore nuit, il ne mentait donc pas quand il disait
qu’il avait tous ces livres, et qu’il les adorait. Elle se retourne
sur lui, radieuse, le dévisage, lui visiblement parti ailleurs,
dans l’espace ou dans un ciel karmique hors de temps, pas rasé depuis
au moins trois jours, des cernes comme il est difficile d’en avoir
de plus belles à son âge, les cheveux longs coiffés, le teint blafard
quoique rougeâtre sur les pommettes, magnifiquement déglingué.
Lui, est son égal à Elle en terme de littérature. Epatant ? Elle se
le demande maintenant. Est-ce ça, mon égal ?
Sauvage a une absence, il regarde son tableau en cours, réfléchit,
pendant que l’eau boue, que la bière attend d’être décapsulée, que
le monde derrière la fenêtre continue de bouger, de s’agiter
nerveusement, pendant que quelque part un astéroïde percute un
vaisseau extraterrestre et qu’un nain de jardin s’écroule sous
l’effet d’une violente bourrasque.
Elodie, songeuse, sous le choc, se décide à faire un pas vers lui,
elle en fait un second, voyant qu’il ne réagit pas, elle se retrouve
au troisième pas devant lui, elle le regarde d’au-dessus, il doit
mesurer dans les 1m65, et c’est seulement quand son dos vient bloquer
le rayon lumineux qui éclairait le tableau qu’il se rend compte de
sa proximité.
Sauvage est un bon gars. On lui demande quelque chose, il le fait, on
lui ordonne quelque chose, il pèse le pour et le contre, et finit
souvent par le faire. On le laisse tout seul, il s’évade. Sauvage est
un évadé de la vie en quelque sorte, dans un grand monologue
intérieur. La proximité d’Elodie le rend soudain mal à l’aise,
il fait un brusque quart de tour, effleurant de l’épaule la poitrine
de la jeune femme, lutte contre son regard un peu trop insistant
et décide de transformer les grains de café desséché en bon café
instantané plein de sucre et de mousse blanche. Il n’a jamais bien
compris comment tout cela marchait, mais il s’en amusait bien. Avec
cet étrange sentiment qu’est l’amour, c’était pareil. Il ne comprenait
pas, mais ça l’amusait beaucoup tant qu’il n’était que spectateur.
Il saisit la tasse, brûlante, fait encore un quart de tour, va
s’asseoir sur un tabouret et pose le café sur la table.
-Asseyez-vous, si vous voulez.
-Merci, pour le café. Elle vient s’asseoir à son tour, en face de lui
ne sachant comment interpréter la fuite de son égal.
-De rien.
-Alors c’est vrai, tu as les mêmes livres que moi.
-Et oui.
-Tu trouves pas ça dingue ? Elodie ne quitte plus cette idée, ça la
fascine, elle qui se pensait marginale. Mais au fond, pense t-elle,
lui, il ne serait pas un peu marginal aussi ?
Sauvage boit une gorgée de bière avant de se rendre compte qu’à
9h30 du matin, ce n’est pas la boisson idéale.
-Et tu fais quoi à part peindre des tableaux sinon ? continue t-elle.
-Je tue des gens. Sauvage aime rire, il a inventé un humour bien à
lui, qui ne fait rire que lui généralement, et surtout si abouti dans
l’absurdité qu’il ne se rend même plus compte de son incompréhensibilité.
-Quoi ? Toi aussi ?! Elodie est une aventurière.
-Tu veux dire que… Sauvage doute de tout, tout le temps, et ça n’est
pas forcément une qualité. Parfois, il lui arrive de générer des
silences qui ne sont autre que des concertations intérieures.
-Ah parce que toi tu… Elodie est une aventurière. Elle accepte de
croire tout ce qu’on lui dit avec une tolérance remarquable. En
général, elle bénéficie d’un sens logique assez poussé, et elle
comprend plus rapidement que le premier Sauvage venu, l’origine d’un
quiproquo qui devait amener les deux héros de cette histoire
à creuser ensemble leur sillon pendant quelques temps
jusqu’à abandonner enfin derrière eux un souvenir inaltérable d’allégresse.
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