J’ai une faiblesse Théode.
– J’vois ça.
– Pourtant tout va bien, tu sais, en ce moment.
– Hum..
– Je viens de finir un article, un truc bien… heu… sur..
– Sur les bienfaits du vin en période dépressive ?
– Mais non ! Malheureux, tu n’y es pas, je suis pas dépressif.
– C’était un trait d’humour, camarade.
– Je n’aime pas ton humour. D’ailleurs je ne sais pas comment tu es entré, sors de chez moi.
– Tu es chez moi, camarade.
– Oui et bien raison de plus. Je m’en vais.
– Gaffe sur la route, hein ?
– J’irai parler ailleurs de… d’Antonin Artaud. Voilà, tu as tout gagné.
—
Je mesurais le trottoir tandis que mes pas me ramenaient à l’appartement.
Cinq mètres ? Non, deux mètres cinquante tout au plus.
Voyons, si je m’allonge là, en largeur… oui, en allongeant les bras..
Bon mis à part le fait que j’ai l’air idiot, mon hypothèse se confirme.
Hein Théode ?
– Tu as l’oeil, vieux.
– Ah tu étais là ?
– Toujours. Le plus souvent possible, du moins.
– Tiens, aide-moi à me relever, tu s’ras gentil.
Tu sais, je ne pensais pas ce que j’ai dit tout à l’heure.
– Je sais.
– Insolent, va. Ta femme va bien ?
– Laquelle ?
– Celle de l’expo de peinture, rue royale, l’autre fois.
– Hélène ?
– Oui c’est ça, Hélène.
– Hélène est galeriste, vieux. Je suis célibataire, comme toi.
– Oui bon… ça va. Je me réjouissais déjà de ta victoire sur la solitude.
Tu me casses dans mon élan festif. Oui… j’allais t’offrir une tournée.
– Gaffe au verglas, camarade.
– J’ai vu.
On a pas idée d’habiter aussi haut, quand on a le moral aussi bas.
On a le menton qui cogne sur les marches, et la nuque qui fait souffrir.
Comme je tremble, on dirait que je suis sorti sans manteau
mais non, c’est simplement que.. oh, Théode t’embête pas, j’ai pas faim.
– Un plat de pâtes, des oeufs, ça se mange sans faim. Et tu me feras plaisir.
– T’es brave. Un brave type. Il en faut tu me diras.
– Sûrement.
– Et sinon, comment feraient les autres ? Les assistés ?
Et bien, ils crèveraient de faim, que leurs amis ne s’en rendraient même pas compte !
– Tous des assistés, hein ?
– Tous ! Sans exception. Sauf toi, Théode.
– V’là. Bon appétit. Je peux fumer ?
– Fais comme chez toi. Le cendrier est à la fenêtre.
– J’ouvre la fenêtre, ça sent le mort ici.
– C’est comme dire que ça sent le renfermé dans un caveau, c’t’une évidence.
– Des nouvelles de ton boss ?
– Un article pour jeudi.
– Tu as commencé ?
– Le fichier doit encore être ouvert, tu as qu’à regarder.
En finissant le plat de pâtes, je regardais Théode.
Il n’existait que pour moi, pour ainsi dire, les nuits où je tapais à sa porte.
Depuis qu’il ne venait plus de lui-même, Théode ne me considérait plus de la même manière.
Et quelque part, il y avait du mépris, ou de la sagesse dans son regard.
Quand dans le mien tout vire au flou « artistique », faut-il encore que je distingue
le vrai du faux, le bon du mauvais, le tendre de l’acerbe.
– Je suis fatigué, Théode.
– Je vais te laisser. Ton article est sur la bonne voie.
– Je le finirai demain.
– Et la commande dont tu m’as parlé ?
– De ?
– Peinture.
– Je l’ai jeté.
– Pardon ?
– Par la fenêtre, là. Et puis je suis descendu la récupérer, comme un minable.
Comme quelqu’un qui n’assume pas sa frénésie. Je suis un artiste ! Je suis un homme !
– Tu n’es qu’un homme. Bonne nuit, monsieur Sauvage.
Théode a terminé sa cigarette dans l’obscurité de la chambre.
Il s’est envolé avec le dernier nuage de fumée, vers les étoiles.
Quand mes yeux se sont ouverts de nouveau le lendemain,
l’odeur de la cigarette était encore présente, le cendrier à côté de l’ordinateur
et l’article bouclé, il ne me restait plus qu’à prendre un cachet d’aspirine.
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