Depuis sept heures trente-deux, je suis debout. Je suis debout et j’écoute mon voisin du dessous ronfler bruyamment. Je suis debout et j’entends les gémissements d’amour de mes voisins de palier. Je suis debout et la lumière pénètre au travers des rideaux de l’appartement, illuminant le charnier que constitue le pack de vingt bières blondes d’entrée de gamme éventré sur le revêtement de sol sale. Je suis debout et par habitude je penche un peu la tête sur le côté et je grince des dents. Lorsque mes jambes et mon dos me font mal enfin je me rassois au bureau et j’allume l’ordinateur.
Aujourd’hui encore, je vais faire mes courses en ligne. Je vais choisir mes repas pour les trois jours à venir ainsi que les boissons et la couleur du papier toilette. Je vais pouvoir comparer des prix au kilo, des promotions de toutes sortes et il se pourrait même que je mate un peu les recettes de cuisine facile proposées par le magasin.
Pour faire mes courses en ligne, au réveil, il me faut deux bonnes heures. Je clique, je scrolle, je surligne, je valide. Quantité : 6. Le téléphone sonne : « allô oui c’est Monsieur Marco ?- …oui… » Je raccroche.
Le téléphone sonne est une émission diffusée par Pierre Weill sur France Inter de 19h20 à 20h00. Je l’écoute parfois en rentrant du travail. Rarement.
A 11h30, rendez-vous est pris pour récupérer mes achats à la plateforme Chronodrive d’Armentières. Je me sens lié à cette plateforme, que j’ai vu construire, évoluer au fil des ans. Le parking sur lequel je stationne mon véhicule donne sur le magnifique rond-point de la zone commerciale. J’aime y scruter le ballet incessant des automobiles et des poids lourds qui tournent, tournent et tournent encore comme de jeunes chiens fous qui essaient de se mordre la queue.
La borne automatique m’indique que je ne suis pas attendu. Pire, elle mentionne que je n’ai pas passé de commande. Je suis en colère. Je sens que la colère m’investit, elle me saisit à la gorge, la colère, elle me broie l’estomac. Elle me donne des flatulences, la colère, elle me donne des crampes aux gros orteils et je grince des dents en penchant un peu la tête. Devant mon obstination à vouloir communiquer ma rage à la borne automatique, j’obtiens de cette dernière une certaine forme de compréhension. Un message apparait sur l’écran de la machine : rendez-vous à l’accueil.
Ce petit contre-temps n’a aucune importance : je veux mes courses. Mais lorsque toutes les places de parking sont numérotées suivant le numéro de quai indiqué sur le ticket de caisse et qu’il s’avère que je n’ai pas de ticket de caisse puisque je suis un menteur qui prétend avoir commandé des courses en ligne à partir de 7h et des pépètes ce matin alors qu’en fait la machine a toujours raison et tout ce à quoi j’ai droit c’est un joli sourire ?
C’est un joli sourire. Un joli sourire qu’un piercing vient mettre en valeur sur la lèvre supérieure. Son visage est-il asymétrique ? Ce sont ces cheveux de couleur châtain en bataille, et cet étrange regard à la fois profond et absent qui perturbent ma vision. Tic tac tic tac, douze secondes trois dixièmes – record battu dans cette discipline méconnue qu’est le coup de foudre.
« Excusez-moi, pour aller à l’accueil, je dois me stationner où ?
– Pardon ?
– Je dis : pour aller à l’accueil, où est-ce que je dois me garer ?
– Là, en face de vous. Où vous voulez !
– Mais… les places sont numérotées et..
– En face de vous, monsieur, on va s’occuper de vous. »
On va s’occuper de vous. Je pense aux urgences de la polyclinique de l’Artois. Je vois le centre hospitalier universitaire de Lille dans ma tête. On va s’occuper de vous. Je sors de la voiture très lentement. Je prends la mesure de la situation. Je suis garé sur la place numérotée onze. Si quelqu’un décroche le ticket de caisse au quai onze : il est baisé. Mais ce n’est pas de ma faute. J’essaie de m’en convaincre. Je ferme très lentement la porte du côté conducteur et je prends une grande respiration en me concentrant sur le rond point où des automobiles rutilantes et des poids lourds tournent, tournent et tournent toujours.
J’entends dans ma tête l’ouverture du Vaisseau Fantôme de Wagner. Il est temps pour moi de me rendre à l’accueil du Chronodrive pour obtenir réparation du préjudice commis par la machine à mon encontre.
En tirant la porte, je pressens la supercherie : personne à l’accueil. Je fais semblant de m’intéresser aux petites annonces collées au comptoir, puis aux cartes de visite d’auto-entrepreneurs quelconques dans le domaine du jardinage et mon regard bientôt se concentre sur le plaquage en PVC imitation bois du comptoir, le stylo dans le porte-stylo noir, le carrelage gris adapté aux établissements recevant du public, son sourire qu’un piercing au niveau de la lèvre supérieure vient souligner comme un éclat de blanc de zinc sur la perle de la jeune fille de Vermeer. Je voudrais emporter son sourire avec moi. Chez moi. Pour faire baver de jalousie mes voisins, et pour causer des accidents bénins de la circulation au bas de mon immeuble chaque fois que ce sourire s’exhiberait de son propre chef. Je voudrais prendre ce sourire dans mes bras et lui susurrer des mensonges sur l’état du fond monétaire international ou bien encore des banalités obscènes comme – tiens ! – quelques pensées de Cioran !
Elle me dit : « on s’occupe de vous, monsieur ? »
– … non. Je ne crois pas.
– … Je peux vous aider ?
– Oui. La borne automatique me dit que je n’ai pas fait mes courses en ligne ce matin.
– D’accord. Vous avez fait vos courses ce matin ?
– Oui. J’ai payé en ligne également.
– Vous voulez payer ?
– Non, j’ai… vous voulez mon numéro de client ?
– S’il vous plaît oui, je vais voir ce que je peux faire. Vous avez payé comment, monsieur ?
– En.. ligne. Sur le site du magasin. En carte bleue ?
– D’accord. Je vois que votre commande n’a pas été préparée mais elle est effectivement validée. Toutes nos excuses, monsieur.
– Vous êtes partout à la fois.
– Pardon ?
– Vous étiez dehors tout à l’heure. Et là, devant moi au guichet.
– Oui c’est un nouveau concept ! On apprend à être à tous les postes et à savoir tout faire. Bientôt je serai aussi dans la réserve.
– Oh non.
– Oui ?
– Ce n’est pas un nouveau concept. C’est ce qu’on appelle vulgairement le toyotisme et cela date des années 50. »
Ce n’est pas un nouveau concept, connasse. Je ne sais pas si je dois rester au comptoir de l’accueil et tenir une pose décontractée en regardant le rond-point par la vitre ou retourner dans ma voiture et regarder les voitures tourner, tourner et tourner encore. Je voudrais lui exprimer tout mon amour sans que ça ne puisse être perçu comme une forme banale d’agression caractérisé. Je décide de lui sourire à mon tour. Et je retourne ensuite dans la voiture.
Il faut que je trouve une blague. Je veux la faire rire. Vite, vite, je cherche dans mon smartphone à la con une application qui pourrait s’appeler E-Roucasseries ou I Jokes et merde, merde, merde ça n’existe pas ! Est-ce que plus personne n’a d’humour dans cet univers virtuel de merde ? Savoir rire mon cul, je suis pas un boute-en-train ! Je suis un enfoiré de rabat-joie. J’ai perdu le sens de l’humour quand je me suis retrouvé dans cette situation. Cette situation qui fait que je suis seul et que je ne peux en vouloir qu’à moi-même. D’avoir tout laisser flétrir et moisir dans des lits de souvenirs douteux d’amour libre et d’anarchie qui vaincra. Elle tape au carreau de la voiture avec l’index de sa main droite – celui qui est pris dans la machine à lire les codes-barres greffé sur son avant-bras – un avant-bras fin à la peau très blanche et recouvert d’un léger duvet. Je sors de la voiture, j’ouvre le coffre. Elle fourre le coffre de ma voiture avec les courses. Mes courses.
Des légumes frais, des laitages, quelques plats préparés et de l’alcool. Beaucoup. Trois jours. Il faut tenir. Elle ne dit plus rien. Je la regarde ne rien dire. Et elle ne sourit plus. Je dois lui faire une blague. Dis-lui une blague espèce d’ahuri ! Allez, sors quelque chose ! Merde !
» – ça doit se voir que je ne suis pas bien réveillé, non ?
– Ah bon ? Non, ça va. Et puis c’est le matin encore.
– Il est bientôt midi. »
Sale con. Je suis un sale con.
Elle ouvre mécaniquement la boîte à oeufs. Je regarde les oeufs. Je lui dis : « c’est bon
– Voilà, je vous invite à garder les oeufs avec vous devant. Pas dans le coffre.
– Ok ! Je vais les mettre sur le siège passager. Et je vais leur mettre la ceinture ! »
Elle rit. Je ris. Nous rions. Combien de types la draguent par jour ? Combien de types sortent cette blague par jour ? Par heure ? Comment fait-elle pour rire de cette blague ? Comment fait-elle pour rire ? Je ris d’être là à rire avec elle qui rit et ce rond-point en arrière plan où des automobilistes haineux doivent se mordre les doigts tout en tournant en voyant ce spectacle homérique de elle et moi riant de concert de ma blague pourrie.
Je remonte en voiture. Je lui dis « bonne journée ». Elle aussi. Je mets le contact, la radio s’enclenche – le Vaisseau Fantôme de Wagner. Je me sens si seul sur ce siège de 206. Je quitte la place de parking n°11, et je rejoins les automobilistes haineux qui se mordent encore les doigts rivés au volant de leurs berlines pour un court épisode de conduite jusqu’à l’appartement.
Je voudrais qu’elle regarde la fiche client dans la base informatique du Chronodrive. Ma fiche client. Je voudrais qu’elle note le numéro de mon téléphone fixe et du portable, et l’e-mail. Je voudrais qu’elle se demande pourquoi j’ai choisi ce magasin alors qu’il y en a trois autres entre ce magasin et mon appartement. Je voudrais qu’elle m’appelle et qu’elle dise : « allô oui c’est Monsieur Marco ?
– …oui… »
Je raccroche. C’était un faux numéro.
Laisser un commentaire