Je suis suivi par un véhicule utilitaire immatriculé dans l’est de la France. Il me serre, les occupants n’ont pas l’air commode. Lunettes noires, cheveux ras, visages marqués. Je fais mine de tourner à droite, ils font pareil. Pourtant je tourne à gauche, brusquement. Ils font de même. Je freine, ils freinent. J’accélère, ils accélèrent. Je dévie, ils continuent droit. Je reviens sur la route et rentre chez moi. A cinquante mètres de la maison, ils s’arrêtent.
Je n’ai pas peur, je suis terrorisé.
Pourquoi moi ? Le peintre a certainement raconté que ce n’était pas sa faute si le chantier avait pris du retard. Il avait sans doute défendu l’idée que si j’avais fait mon boulot, l’entreprise de gros oeuvre n’aurait pas déposé le bilan et que nous serions aujourd’hui tous riches. Enfin, au moins le propriétaire et le peintre. Et je crains que le propriétaire, dans un accès de rage, ait décidé de mettre fin à mes jours par le biais d’une équipe de nettoyeurs.
Il m’avait prévenu. Les choses ont tourné mal. J’étais prévenu. Mais ce n’est pas de ma faute.
En réalité, les choses ont tourné mal du point de vue du propriétaire. Il gagne moins d’argent que prévu à un moment donné, qu’il avait planifié. Comme tous les banquiers dans toutes les banques du monde, il voit un témoin s’allumer, signifiant que de l’argent n’entre pas et il panique.
Je rêve de ne plus fréquenter de banquiers.
Je vois des clignotants s’allumer toute la journée, tout le temps, comme des guirlandes et je ne panique pas. C’est pour ça que j’existe.
Forêt de Phalempin, j’ai mal aux genoux. Ils m’ont eu ces bâtards. A grands coups de pied de biche, ils ont cassé mes tibias. C’est la première fois qu’on me casse quelque chose. Je pleure un peu. Un peu moins que lorsqu’on m’a ouvert la gencive à vif pour crever un abcès au niveau d’une dent de sagesse qui poussait. Un peu plus que lorsqu’Emilie m’a quitté.
Je me souviens que les jours suivant cette rupture, j’ai souffert volontairement. J’ai expérimenté la douleur. D’où un amour naissant pour les caves, le SM et le cuir à même la peau, la nuit. Et la drogue pour résister plus longtemps avant de s’évanouir.
Je rampais sur les feuilles mortes depuis deux heures, toujours dans la même direction en espérant sortir de la forêt à un moment donné. Des mouches me pondaient des oeufs sur les rotules, je geignais comme une petite truie mal faite et j’avais envie de pisser. Soudain une fille en gilet rouge, jupe et bas noirs a croisé ma route et j’ai bandé.
– Qu’est-ce tu fous là ?
– Si seulement je savais. On est où ?
– Phalempin.
– J’ai mal aux jambes.
– Ouais. Règlement de compte ?
– J’en sais rien. T’as une voiture ?
– Tu as de quoi payer ?
– Je suis à poil, ça se voit pas ?
– Oui mais as-tu de quoi me payer le taxi ?
– Sûrement. Aide-moi à me relever, j’ai besoin d’un médecin.
– T’es sûr que tu peux marcher ?
– T’es pas médecin ? Laisse tomber. J’ai besoin d’une clope.
– Prends mon manteau. J’appelle un ami.
– Quel genre d’ami ? Merci.
– Un ami qui gère ce genre de problème.
– Je suis pas un problème, j’ai mal, je veux rentrer chez moi.
– Je sais, je sais. Gilles ? Tu peux venir ? Il y a un type là qui s’est fait péter les jambes. Ouais, les tibias. Tu peux m’aider ? Dans la forêt ouais. A Phalempin. Ha ha.. déconne pas, j’suis seule avec lui et il me fait flipper. ..Nan il m’a rien fait. C’est pas moi. Ok. A tout à l’heure. Bisous.
– D’accord. Disons qu’on s’est pas rencontré, d’accord ? Je vais laisser les vers se développer dans mes articulations et ramper dans cette direction. Avec un peu de chance je trouverai des gens stables et normaux qui m’emmèneront aux urgences. Ciao !
– Hey, reste là.
Je rampais tranquillement vers le sud.
– Bouge pas, connard.
– J’ai des oeufs de mouche dans les rotules.
– Bouge pas ou tu prendras mon talon dans la gueule.
– Quand je dis « j’ai des oeufs de mouche dans les rotules » ça n’éveille pas de compassion chez toi?
– Ta gueule.
J’ai pris une dizaine d’aspirines entre cette dernière réplique et le moment où j’ai eu le droit de me lever de mon lit chez Gilles. Gilles a une jolie maison bourgeoise en périphérie de Lille, qu’un jardin entretenu encercle et qu’un portail métallique vidéo-surveillé enferme. C’est un mec bien Gilles. Il me file des claques pour me réveiller quand j’arrive à m’endormir. Il me donne de la bouffe pour chat et de l’eau tiède. Parfois j’ai le droit à un verre de mauvais whisky – histoire de me calmer dans mes moments de révolte.
Je sais que personne ne s’inquiète pour moi. Tout a été conçu pour que je sois le seul responsable possible et que ma famille trouve ça normal. Etrangement, je considère que seul je n’ai aucun intérêt pour résoudre le problème de mon client – à l’origine du rapt.
Il s’agit d’une vengeance froide. Punir pour l’exemple. Mais quel exemple puisque je suis seul. Ou bien ne le suis-je pas ? Et alors, quel problème existe t-il en dehors du fait que je suis en retard sur la livraison d’un chantier pour lequel plus personne ne veut agir ?
Des mouches commencent à éclore de mes genoux. Je suis ému. Ces mouches sont mes premiers enfants. Je leur donne des noms. Ursule, Béatrice, Jean-Germaine, Cléa, Martine.
Mon geôlier est un sale con. Il n’aime pas que je ris, alors il tape sur mes enfants, sur mes rotules, et nous sommes en deuil. En deuil de mes enfants, en deuil de mes rotules.
Je pense que je ne marcherai plus jamais. Pourtant, je veux m’enfuir. Moi qui n’ai jamais voulu vivre, aujourd’hui je reconnais vouloir laisser un petit mot à tout le monde: « ce n’est pas de ta faute », « merci pour tout », « je t’ai tant aimé », « tu as vu, je te l’avais dit que ça finirait mal ».
Mon tortionnaire me dit : « on te libère »
Je dis » merci ».
– Le boss dit que tu sers à rien.
– Il a raison.
– On va te jeter dans la Deule.
– C’est idiot, je comptais changer de vie, et je ne sais pas nager !
– Justement.
– D’accord, liquidez-moi, mais laissez-moi écrire un dernier mot pour ma famille !
– Certainement pas. Sale con.
– Etait-ce bien nécessaire ? Au moins une dernière bière ?!
– Va pour la bière, même plusieurs.
– Je savais que vous aviez un soupçon d’humanité.
On a picolé, avec mon geôlier, pendant deux ou trois heures, plusieurs packs de mauvaise bière.
J’ai appris qu’il était divorcé, au RSA, sans diplôme, qu’il voulait devenir auto-entrepreneur mais que le métier de ravisseur lui rapportait plus. Nous avons parlé de sa femme, de ses trois enfants et de son addiction à l’alcool. Quelque part, finalement, ça nous faisait un point commun. Après une accolade, il m’a jeté dans la deûle, pieds et poings liés – mais pas trop.
Nous étions devenus amis, d’une certaine manière. Il ne pouvait pas ne pas me laisser une chance.
J’en suis sorti sans trop savoir comment. Je suis rentré tant bien que mal en rampant. Dans l’appartement tout était saccagé mais le lit m’attendait intact. Jamais je n’ai aussi bien dormi de toute ma vie.
Laisser un commentaire