– A défaut d’article littéraire durant cette PAF Session, je vous propose aujourd’hui un nouvel extrait de mon prochain bouquin : Fitness –
L’écran plat du téléviseur suspendu au mur resplendissait dans la pénombre de la chambre d’hôtel où je séjournais pour raisons professionnelles. C’était un dimanche matin tôt. La chambre était grisâtre, la lumière perçait à travers les rideaux de l’unique fenêtre. Je n’avais plus sommeil. L’idée de sortir prendre l’air me semblait saugrenue. Toute cette lumière dehors pour n’éclairer personne. Cette immobilité désarmante, non. Je n’avais pas envie de m’habiller ni seulement de me confronter au réel ambiant. Il n’y avait que cet écran plasma 16/9e pour agiter les synapses ramolis de mon cerveau.
La chaîne 113 du satellite émettait une succession d’émissions de fitness. Une jeune femme en tenue lycra fluo rose, qui devait être l’animatrice, montrait à ses partenaires comment se mouvoir pour prendre du muscle ou perdre du poids. Il était de toute façon question de se sculpter un corps de rêve en brûlant des graisses, de s’affûter en préparation des vacances d’été ou se sentir mieux en se faisant mal.
Il y a de mon point de vue dans le fitness, et en particulier lorsqu’il passe à la télé, quelque chose qui a trait au spectacle de la souffrance des corps combiné à une fierté à peine feinte à mettre en valeur les résultats obtenus. Je voyais ces corps emmaillotés dans la fibre synthétique se déplacer de haut en bas, agiter les bras et les jambes, respirer bruyamment et tous ces visages grimaçant ou souriant frénétiquement donnaient le sentiment que cela devait nécessairement avoir un sens caché et profond. Il n’était pas concevable que l’attrait du salaire à la fin du mois, ni même la notoriété de passer sur une chaîne de second ordre soient des moteurs suffisamment motivants à une heure où la plupart de mes contemporains se contentent de roupiller pépère.
Si cela n’avait pas de sens a priori pour moi, simple observateur statique accumulant les graisses abdominales enfoncé dans les draps de la chambre d’hôtel, cela devait en avoir pour eux. Sinon pourquoi s’exposer à la face blafarde de téléspectateurs léthargiques à moitié dévastés par les émissions de variété et les journaux en temps réel proposées sur des chaînes concurrentes ?
Oh, j’avais bien essayé de regarder la chaîne des bidets. Il y avait d’ailleurs quelques similarités avec la chaîne du fitness : les muscles saillants, la démonstration de force et tous les sacrifices que cela demande. Si seulement les chevaux portaient des tenues en lycra fluo et présentaient un quelconque intérêt érotique, je ne dis pas. Mais non, les canassons ne sont pas mon dada.
Alors j’appréciais mollement et indistinctement les gros plans sur les fesses de l’animatrice ou de chacun de ses acolytes hommes et femmes. Un plan large sur le groupe suivi rapidement par le sourire d’un beau et grand athlète en shorty orange et bleu, le plan serré sur les mains croisées au niveau de la poitrine d’une petite brune un peu plus potelée. Les écrans offrent à voir sans être vu. D’une certaine façon, les écrans cultivent le voyeurisme et jouent un rôle de tuteur sur le regard et le jugement superficiel que l’on porte sur les individus.
Je ne voyais plus des athlètes en action : juste du mouvement répétitif. Tout n’était que répétition de postures dans un simulacre de bien-être empirique. Comment ces sportifs font-ils pour avoir l’air si détendus ? A leur place, je suerais sang et eau. Il se pourrait même que la couture du legging en lycra cède sous la pression exercée par mon fessier adipeux dans une posture « squat » pile au moment du gros plan envisagé par le réalisateur de l’émission. Et ce pourrait être assez drôle pour les téléspectateurs ou cela pourrait causer la perte de l’équipe de production dans le cas d’une levée de bouclier des consommateurs de ce genre de programmes réunis en association de défense de la bienséance fitnessienne.
Il fallut pourtant bien que je m’extirpe des draps comme la larve du cocon. Le monde ne viendrait pas à moi cette fois encore. Je devrais faire de nouveaux efforts sociétaux. Et puis, j’avais une sérieuse envie de pisser.
Dans le doute, je profitais de la nécessité d’un déplacement dans la salle de bain pour mimer une série d’étirements dont la chorégraphie m’était présentée par l’animatrice en rose comme des gestes pour débutant. Une jambe en avant, l’autre à la traîne, une volée de bras à droite, puis à gauche, j’entendis quelques vertèbres se plaindre. Je copiais, tel le faussaire, les attitudes des performeurs – sourire exalté compris – sans laisser transparaître à la chambre vide que j’éprouvais une vive douleur à l’égo.
Pourtant voilà, lors de la seconde série de coude-genou – peut-être à cause du talon-fesse précédent – je sentis que mon souffle se perdait en conjoncture. La pesanteur me semblait plus perceptible. Et des souvenirs d’échauffement en jogging gris avant le cours de gymnastique au collège refirent surface. Nous n’étions qu’un petit groupe de jeunes hommes à apprécier ce cours. Les autres garçons préféraient le football et le basketball – ou bien n’étaient-ils simplement pas assez souples.
De ce petit groupe d’adolescents, il me reste que nous étions tenus en marge de la tribu. C’est ainsi que les jeunes gens se comportent entre eux. Dans un premier temps, ils découvrent leur corps et les changements conséquents qui relèvent de la puberté. Puis, ils comparent entre eux la nature de ces changements. D’abord entre garçons, et puis ensuite les filles et c’est à peu près à ce moment-là qu’ils savent intimement s’ils sont attirés sexuellement par les garçons, les filles, les deux ou personne.
Nous étions donc tenus en marge parce que dans le jeu des comparaisons, nous étions soit en retard de croissance et de puberté, soit nous n’avions pas encore tout à fait pris notre parti sur les choix électifs qui allaient constituer pour les années futures la trame de notre mode de fonctionnement social et la base de notre comportement vis-à-vis d’individus du sexe opposé. Et en plus nous aimions la gymnastique. La gymnastique entrait dans le domaine des activités pratiquées par les filles ; à l’opposé du foot, du rugby et des jeux vidéos. Je reconnais que pour des esprits étroits – il s’agit de l’adolescence, on peut pardonner beaucoup de choses à cet âge-là – ceux de ma génération étaient particulièrement brillants. C’est une période que j’ai détesté et pendant laquelle j’ai appris que j’étais en mesure de haïr les autres.
Alors j’ai retiré mon maillot de corps baigné de sueur. J’ai attrapé la télécommande et j’ai monté le son. L’animatrice braillait dans la chambre d’hôtel des noms donnés à des mouvements débiles. Et ses partenaires continuaient de suivre en souriant comme des glands dans leur tenue moulante. Et moi depuis le bord de la salle de bain je m’essoufflais à copier les gestes et les postures dans une émulation de rage. Moi aussi, j’aurai des fesses rebondies pour l’été ! Grand droit de l’abdomen dit vulgairement « abdominaux », deltoïdes, ischio-jambiers, grand pectorale armure de mon coeur assoiffé d’un amour naissant pour le lycra, triceps et jumeaux, je découvrais le nom de chacune des régions de ce territoire vivant qu’était ce corps trop longtemps abandonné à la paresse !
Dans le vacarme de la télévision et les vibrations produites par les mouvements, je n’entendais pas alors que de l’autre côté de la porte de la chambre, mais aussi par dessus, par dessous et tout autour de moi, les clients m’acclamaient en tapant sur toutes les parois extérieures qui constituaient ma salle de gymnastique. Des « hé, ho ! », des « c’est pas bientôt fini ce bordel on voudrait bien dormir », des « ta gueule », ils étaient tous là. Chacun de mes camarades du collège qui préféraient le football et le basketball, ceux qui n’aimaient rien, tous m’encourageaient à continuer les exercices. Pour moi, pour eux, j’avais trouvé le sens profond et caché de la gymnastique à la télévision.
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