Je laisse derrière moi le bureau d’Albert et les cris inarticulés mêlés aux objets brisés (tant pis pour la porcelaine) et je me concentre sur mon enquête. La concentration n’est pas une spécialité locale. J’essaie de réunir les éléments dans ma tête : Emelyne, Suzanne, Albert, le porte-feuille rose, le rosé, l’heure de l’apéro, les glaçons dans le frigo de la cuisine de Franz, le sandwich, la moussaka, la corbeille à papier. Les papiers. Ouvrir le porte-feuille bien sûr !
Mais pas n’importe où, je dois me trouver un coin tranquille et à l’abri des regards. Je sais : les toilettes. Les toilettes du second étage en particulier, que personne ne veut utiliser parce qu’ils sont loin de tout alors que ce sont les meilleurs WC de la résidence. Situés exactement au-dessus des WC du premier étage, eux-mêmes positionnés précisément au-dessus des WC du rez-de-chaussée, de sorte qu’il est possible, si les trois WC sont occupés, de se chier l’un sur l’autre en cascade !
Un lieu aussi fascinant impose le respect et nécessite un peu de préparation. Je passe par la loge, j’enfile mes jeans les plus potables et une chemise en acrylique rayée rouge sur blanc. Je grimpe les deux étages quatre à quatre, le porte-feuille dans la poche arrière du pantalon et j’arrive essoufflé mais ravi devant la porte du petit coin. C’est occupé.
Je cogne à la porte, campé sur mes positions. Interdiction de nuire à mon moment d’intimité tant espéré. J’appelle : « hé ho, c’est urgent. Vous avez pas bientôt fini ? Finish soon ? ». Une voix rauque gronde en écho depuis l’intérieur pour me signifier qu’il y a d’autres toilettes dans la résidence. Je prends une grande respiration, je fais quelques pas en arrière pour jauger l’état de la situation. Elle est dramatique. Je me sens floué et démuni – environ quinze secondes – les yeux rivés sur la porte. Aux grands maux, les grands remèdes. Je m’apprête à enfoncer la porte et à envisager de sortir l’impudent qui squatte mon jardin secret lorsque la porte s’ouvre enfin laissant s’échapper des effluves malodorantes ainsi que le mécréant qui en est à l’origine. Il s’agit bien évidemment d’un type que je ne connais pas, et qui ne se doute sans doute pas du tort qu’il m’a causé. Aussi je décide de lui donner une seconde chance.
Il me jette un regard de travers avant de s’exiler vers des lieux plus cléments où il ne risque pas de croiser mon chemin de nouveau. Et il a tout intérêt à ce que ce soit le cas, cette fois. Qu’importe l’odeur de viande avariée et d’oeuf pourri, le temps de la reconquête de mon espace d’expression est venu.
Confortablement assis sur la cuvette préchauffée (il y a tout de même du bon dans cette mésaventure), et non sans avoir préalablement tourné le verrou, j’entreprends l’exploration de la face nord du porte-feuille Hello Kitty d’Emelyne.
– une carte d’identité, confirmation qu’il s’agit bien de son porte-feuille. A moins que quelqu’un lui aurait volé sa carte, l’aurait rangé dans ses propres affaires et aurait eu l’idée qu’il serait peut-être utile un jour de s’en servir à des fins peu recommandables ? Non. Au premier contrôle de police, le type se ferait démasquer, c’est sûr !
– De l’argent : un billet de vingt euros, six euros trente en petite monnaie. C’est pas perdu pour tout le monde et ça paiera mes honoraires de détective.
– Une photo déchirée sur laquelle je distingue clairement Emelyne et quelqu’un de déchiré.
– Des tickets de métro de plusieurs villes d’Europe. Sans intérêt.
– Un petit papier plié en quatre avec l’adresse de la résidence, un numéro de téléphone et un nom : SUZANNE.
Décidément celle-là n’a pas fini de tout me dire.
Je me relève aussi sec, convaincu d’être sur la bonne piste, la commission attendra plus tard. Je remonte et boutonne mes jeans d’un air solennel et je déverrouille la porte. Personne dans les parages. Il me faut un plan pour que Suzanne ne joue pas à la belle aux bois dormant au bout de trente secondes. Direction la cuisine, je trouve Franz affairé à ses recettes « un café s’il te plaît ! et que ça saute ! », il me balance nonchalamment « tu sais où se trouve la machine, Régis ». Effectivement, la machine est précisément en face de moi. Je réponds tout de même à Franz « tu as de la chance que je t’aime bien, Franz. N’oublie pas que tu me dois des frites. Des FRITES, Franz. Et de la mayonnaise. »
Ma stratégie est la suivante : triple expresso sans sucre, sans verre d’eau, sans sous-tasse, sans rien du tout. « Tu vas réveiller un mort avec ça » me dit Franz avec son air tranquille. « C’est pour Suzanne. Elle a besoin d’un bon coup de fouet » que je lui dit, « et aussi d’un café serré. » Il s’approche de moi, de toute sa hauteur et
de toute sa largeur aussi, comme une sorte de sumotori déglingué et il me tend entre ses gros doigts poilus une petite fleur bleue. « Mets-y la forme, Régis. Suzanne aime les fleurs », qu’il me dit avec un sourire de gagnant. Est-ce qu’une fleur peut tenir éveillée Suzanne ? Il me prend pour une quiche. J’y mettrai bien une tarte. Mais ça ne se fait pas de gifler un sumo. J’ai beaucoup de respect
pour son surpoids et la dimension de ses biceps.
Je mets la fleur dans un verre à moutarde avec un fond d’eau et la tasse de concentré de caféine sur un plateau en inox. Franz m’interrompt et place une serviette brodée à motif floral entre les récipients et le plateau. « Mets-y la forme, Régis » me répète-t-il sur le même ton. D’accord, j’admets. C’est beaucoup plus joli avec la nappe à plateau et le verre à moutarde. « T’es un mec bien Franz. J’apprécierais que tu penses à mes frites autant qu’à la présentation du café de Suzanne, si tu vois ce que je veux dire ». Et il se marre tandis que je me dirige vers la chambre de Suzanne.
Je toque à sa porte comme le ferait un serveur ou un garçon du service d’étages – enfin j’imagine que ce genre de personnes est formé à grattouiller les portes de chambres sans effrayer les occupants, non ? J’entends un gémissement, « qui est là? », je tâche de prendre un ton détaché « Service d’étage, madame ». En l’absence de réponse, je décide de rentrer en trombe.
– Salut Suzanne. Bien dormi ? Je t’apporte un café, une fleur et une serviette. Tu as cinq minutes à m’accorder ?
– Je n’ai pas demandé de café, dit-elle en fronçant les sourcils, du fin fond de son plumard.
– Ah bon ? Pourtant… FRANZ m’a dit de t’apporter un café. Il pense beaucoup à toi et je crois bien qu’il a le béguin.
– Vraiment, tu crois ? qu’elle dit en se redressant. Elle attrape mon café et renifle la fleur.
– J’en sais rien Suzanne. J’en sais vraiment rien de vos histoires.
Je reste planté là, à la regarder avaler la mixture épaisse et noire jusqu’à ce qu’elle finisse par me demander : « il y a autre chose que tu dois me dire, Régis ? »
– J’ai trouvé ton nom et ton numéro de téléphone dans le porte-feuille d’Emelyne, dans le bureau d’Albert, qui est maintenant très occupé à discuter avec Emelyne, qui elle-même a l’air particulièrement fâchée.
– Oh mon dieu ! crie-t-elle, les yeux écarquillés.
– Quoi, il est pas bon le café ? C’est pas moi, c’est FRANZ. Maintenant, je voudrais que tu me dises tout ce que tu sais sur Emelyne.
– Oh mon dieu, oh mon dieu, répète-t-elle, les mains malaxant sa tête décoiffée.
– Mais encore, Suzanne ?
– D’accord, je vais t’expliquer. Mais… tu dois comprendre, Régis. Je voulais l’aider. Je ne suis pas responsable pour ce qui s’est produit ensuite.
– Et si on commençait par le début Suzanne, lui dis-je les bras croisés debout au bord du lit à la manière d’un inspecteur de police véreux dans un téléfilm allemand sur fond de musique instrumentale (percussions, xylophone, trompette).
Suzanne déballe tout, et ça dure au moins dix minutes. Elle me raconte comment elle a rencontré la première fois Emelyne à la gare routière de la ville voisine alors qu’elle était en promenade. Emelyne lui avait expliqué qu’elle était étudiante, en vacances, qu’elle remontait d’Espagne où elle avait vécu un idylle sexe-drogue-et-rock’n’roll de trois semaines avec un type qu’elle avait rencotré là-bas, avant de se faire plaquer par son amoureux, un con qui en avait bien profité, et elle n’avait plus tellement d’argent, ni de batterie dans son téléphone pour remonter chez elle, en Belgique ou quelque chose comme ça. Elle faisait plus ou moins la manche, se sentait plus ou moins perdue et sa petite frimousse creusée par la faim, la soif et la fatigue avait ému Suzanne. Elle avait proposé à Emelyne de venir se reposer à la résidence où, pour sûr, elle serait bien reçue par des gens charmants, mes fesses. Elle est arrivée un soir tard et la première personne qu’elle a croisé c’est Etienne, évidemment, dans son atelier de sculpture de nichons à l’entrée de la résidence. Il lui a proposé de se mettre à poil comme il fait avec tout ce qui est plutôt féminin. Suzanne l’a vu dans l’atelier mais n’a pas daigner interrompre l’artiste. Et c’est tout ce dont elle se souvient.
– Est-ce que tu en avais parlé à Albert ? Je veux dire, du truc de l’héberger dans la résidence ?
– Non, je savais qu’il ne serait pas favorable à cette idée. Mais j’aurais pu la cacher dans ma chambre le temps de lui trouver un moyen de rentrer chez elle.
– Et alors ?
– Je suis allée prendre un thé avec Amanda dans le jardin. Et quand je suis retournée la chercher dans l’atelier d’Etienne, la lumière était éteinte. Ils n’étaient plus là. Je l’ai cherché un peu partout sans en parler à personne. Et puis… ce n’est que trois jours plus tard que j’ai appris qu’on l’avait retrouvé morte dans la chambre froide.
Suzanne a commencé à trembler de partout et à grincer des dents. L’histoire m’a semblé crédible, même si la fin est assez confuse et triste. Je l’ai laissé à ses problèmes de tétanie pour reprendre mon interrogatoire avec Etienne le pervers. Emelyne m’attendait à la porte de la chambre de Suzanne. Ses grands yeux noirs m’ont transpercé. Je crois bien qu’elle est morte, pour de bon.
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