Assis sur les marches du grand hall, j’essaie de mettre en ordre toutes ces informations collectées auprès de mes collègues et des autres résidents. Le mur en face de moi comporte une fissure importante qu’il faudra colmater un jour ou l’autre, à moins que tout ne s’effondre. Il fait encore chaud dehors mais je suis parcouru d’un frisson qui ne paraît pas pouvoir s’arrêter. La canette de cinquante centilitres de Jupiler (maxi format, promotion du jour au supermarché local) est bientôt vide. Le vide que je ressens en pensant à elle, qui est invisible, ou bien simplement que je suis le seul à voir, ou encore qui serait morte, mais ça c’est difficile à croire. Il ‘y a que dans les films que les morts se relèvent et généralement ils sont méchants et moches. Emelyne, elle pue, c’est tout. Et elle a des accès d’humeur, comme tout le monde, non ? Comme moi, en tout cas.
Elle s’assoit à côté de moi et pose sa tête sur mon épaule, sûr qu’elle sent le renfermé, je passe mon bras derrière son dos. Sûr qu’elle est gelée. Je regarde le mur, la fissure, le vide que contient la cannette, Emelyne et le temps passe à une allure folle. Le vitrier est arrivé et remplace les carreaux de la fenêtre du bureau d’Albert. Des senteurs de friture et de légumes grillés émanent des bouches d’aération de la cuisine de Franz, le bourdonnement lanscinant de la musique techno qui parvient de la salle de sport où Sophie donne un cours de step, Amanda vient me voir pour m’informer qu’un psychiatre a donné quinze jours d’arrêt à Albert et qu’il va mieux, Albert, grâce au traitement.
Le psychiatre, j’en sais rien.
Fatalement, nous en arrivons à la fin d’après-midi. Et aussitôt le soir et la nuit et l’aurore. Je reste planté sur les marches avec Emelyne dans les bras. Elle finit par me dire depuis le fond de mon crâne : « I’ll show you now. »
Emelyne se redresse. Je suis courbaturé de n’avoir pas bougé depuis des heures. Elle marche et m’indique de la suivre à l’intérieur. Son pas est déterminé. Je fais de mon mieux, et elle accélère un peu plus à chaque seconde. Si bien que je me retrouve à courir dans la résidence. Elle glisse dans les escaliers qui mènent au sous-sol et aux réserves. Je rate une marche et je la poursuis en faisant des rouleaux.
En bas, elle s’arrête brutalement. Elle se retourne, me dévisage et pointe du doigt en direction de la porte battante des réserves. Je l’entends dans ma tête dire « ici, regarde » avec son accent irrésistible. C’est une porte ordinaire et puis je la regarde, elle, qui hoche la tête en souriant presque, de dépit je pense. Je pousse à contre-coeur la porte battante. Albert m’avait formellement interdit de venir fourrer mon nez dans cette partie de la résidence. Il n’avait pas confiance, qu’il disait. La confiance, ça se gagne. Il n’est pas là pour un bon bout de temps de toutes manières. Je n’ai qu’à jeter un petit coup d’oeil.
Passé un premier sas, une première porte à droite donne sur une petite pièce entièrement carrelée avec un bureau métallique assez bien rangé. Au mur un tableau blanc sur lequel est noté une liste de courses : des kilomètres de papier toilette, des hectolitres de détergent, des tonnes de dosettes pour machine à café. Ce doit être le bureau de l’équipe d’entretien.
En face, des toilettes, une douche et un lavabo en émail qui fuit. Je les observe un instant et je sens qu’Emelyne est très proche de moi. Sa main de glace se glisse dans la mienne, qui paraît bien vivante en comparaison, et chaude et opaque et poilue. Elle m’entraîne vers la troisième porte à droite et elle veut que je l’ouvre. Alors que très sincèrement, j’aurais très bien pu rester là en face du lavabo qui fuit. C’est très reposant.
La troisième porte à gauche est pas mal non plus : c’est un bureau joliment décoré. La porte est fermée à clef, mais une petite fenêtre grillagée est aménagée dans sa partie haute. Je connais cette décoration, cette propreté, cette joie de vivre, ce feng shui, ces crayons à papier tous bien taillés (ils ne doivent pas servir souvent), des images de coucher de soleil et de montagnes et de rivières sur les murs – ça me dégoute. Sans aucun doute, il s’agit du bureau de Sophie. A quoi peut bien lui servir un bureau ? Elle est professeur de sport. Est-ce qu’elle fait une sorte de comptabilité des graisses brûlées par jour et par personne ? Est-ce qu’elle fournit des statistiques comparatives du nombre d’heures passées à méditer par heure et par habitant pour l’INSEE ?
Puis Emelyne me tire sur la chemise. Elle pose ses doigts gelés sur mon visage et me contraint à détourner mon regard du bureau rose. En face, une double porte de sécurité en métal barre le passage avec un écriteau qui mentionne : chambre froide. Elle est étincelante, au sens propre. Emelyne passe au travers de la paroi. J’essaie d’en faire autant. Je me cogne, c’est assez douloureux. Je prends l’initiative d’utiliser les bonnes vieilles méthodes en appuyant sur la lourde poignée en inox. A l’intérieur, l’éclairage est constitué de plusieurs rangées de néons. Il y fait un froid du diable. Emelyne s’est recroquevillée dans un rayonnage près de la porte. Elle semble plus réelle que jamais, la tête contre le mur, les cheveux aplatis sur le visage, la peau nacrée veinée de bleu, les lèvres presque noires et craquelées. Je m’assois dans le rayonnage entre un sac de viande hachée de boeuf et d’Emelyne. Au frais, j’ai l’impression que je serai plus à même de recoller les morceaux de cette affreuse histoire. Il y a des traces de griffures sur la face intérieure de la porte qui se referme sur nous.
« C’est bon, j’ai compris. Understood. C’est here que you’re DEAD, ah ouais ? » Merde, j’avais vraiment pas envie de savoir ça. Je sens l’émotion qui me monte aux yeux – le froid sûrement – et je lui dis un truc que j’ai appris d’une chanson à l’époque où je jouais des reprises avec un groupe de garage : « i won’t let you fall apart« . Son corps est littéralement congelé mais son fantôme l’anime de sorte que sa tête se dédouble, et sous sa forme spectrale elle me regarde et me sourit. « It’s something i have to do, i was like you, enfin not really hein. Moi je suis alive, enfin je crois, but ce que je mean c’est que… it’s heu.. i understand. D’accord ? ». Non, c’est pas clair, je suppose. Je suis troublé sa beauté maccabre et par la porte qui est sur le point se refermer.
Je me rends compte que la porte de la chambre froide est sur le point de se refermer. Il n’y a pas de poignée à l’intérieur. Je glisse mon bras avant que la porte ne se referme sur nous. Enfin surtout sur moi parce que l’autre elle passe à travers les murs. Je sens que la peau et les muscles de mon avant-bras se compriment comme un ballon de baudruche, puis j’ai le sentiment que les os crissent et plient sous le poids de la porte se refermant. Toutes ces années passées à m’alimenter en grande partie de produits laitiers, de charcuterie et de frites m’ont permis de sculpter ce corps adipeux soutenu par un squelette extrêmement résistant. Je pense bien que mon bras est cassé malgré tout. Puisqu’il forme un S maintenant. J’arrive à repousser la porte et à m’extirper de la chambre froide.
« But you know, Emelyne.. Même si je trouve celui qui t’a enfermé ici, ça va pas te faire come back. Return. Hein. » On entend au loin le grincement de la porte battante des réserves. Quelqu’un approche. Je retiens une montée de larmes. Il était utile ce bras.
Dans le couloir, la personne que j’ai entendu arriver, c’est Sophie. Elle tient une lampe torche à la main, alors qu’avec les loupiotes d’indication des sorties de secours on voit très bien, et elle ne trouve rien de mieux que de me coller la lumière dans la tronche. Elle m’éblouit, je lève le dernier bras qu’il me reste pour me protéger les yeux, et elle dit : « Ah Régis, tu m’as fait peur ! Qu’est ce que tu fais ici ? Tu n’as pas le droit de traîner dans ce couloir. Tu es blessé ? Oh, ça a l’air sérieux, montre-moi… »
Je reste planté au milieu du couloir et avant qu’elle ne soit trop près, j’y envoie :
– Qui a accès à ce couloir, à part l’entretien ?
– Et bien…, elle se fige à deux pas, Albert, Franz et moi.
– Alors lequel de vous trois l’a enfermé là-dedans ?
– Personne ne l’a enfermé Régis. Personne ne savait qu’elle était là. Lorsque Albert l’a attrapée à l’entrée de la cuisine, il lui a passé un savon, elle pleurait beaucoup, elle était terrorisée. Et puis il l’a menacé de la livrer à la police, il l’a traité de voleuse et d’espionne. Tu sais, Albert est si méfiant avec les étrangers…
– Elle est morte de froid, en grattant les murs de la chambre froide. ça a pris des heures avant qu’elle ne se transforme en sorbet à la viande. C’est la chambre froide de Franz, n’est-ce pas ? Alors..
– Franz est celui qui a ouvert la porte, le lendemain matin, m’interrompt-elle, c’est le premier a l’avoir vu morte. J’étais derrière lui, parce que dès que je l’ai vu arriver dans le couloir, je lui ai dit..
– Qu’est-ce que tu lui as dit, exactement ? lui dis-je en m’approchant lentement.
– Je l’ai prévenu que j’avais entendu du bruit la veille et je pensais qu’il y avait des rats là-dedans.
– Dans la chambre froide ?
– Oui, dit-elle les yeux rougis par la honte sans doute. Franz ne m’a pas laissé regarder. Il a insisté pour que je demande à Albert de venir, pour savoir ce qu’on allait faire.
Je sens un courant d’air me traverser et se glisser dans mes veines, dans ma tête, c’est très étrange. Je me sens léger et un peu absent, comme après la première bière du matin. Ma bouche continue d’émettre des sons sans que je ne puisse plus rien y faire.
– Il l’a menacé de l’enfermer dans une dépendance de la résidence le temps que la police arrive. Mais il n’est pas comme ça, Albert, il voulait juste qu’elle ait la peur de sa vie pour qu’elle ne revienne plus jamais. Il la tenait fermement au niveau de l’avant-bras, elle s’est débattue, à bout de force, elle a couru dans les couloirs en espérant trouver un endroit où se cacher. Elle est descendue ici et elle s’est dit que la chambre froide, ce serait une bonne cachette. Elle s’est assise dans le rayonnage, au droit de la porte, qu’elle a gardé entrouverte pour voir ce qui venait dans le couloir sombre et désert. ça a duré duré une demi-heure, pas plus, avant qu’elle ne s’endorme épuisée. Quelqu’un est entré dans le couloir, provoquant un courant d’air et la fermeture de la chambre froide. Le claquement de la porte l’a réveillée, mais elle était dans l’obscurité totale, et le froid s’intensifiait. Elle a hurlé de toutes ses forces qui lui restaient, elle t’a entendu quand tu es entrée puis que tu es sortie de ton bureau. Quand tu t’es arrêtée devant la porte de la chambre froide, et que tu as dit « il y a quelqu’un ? » Elle t’a entendu appuyer sur la poignée de porte, elle a entendu le mécanisme de la porte se déclencher mais… pas assez pour que la porte s’ouvre. Et puis elle n’a plus rien entendu du tout. Elle ne voyait plus rien du tout. Elle a eu une pensée pour Suzanne qui lui avait dit qu’elle serait en sécurité à la résidence, elle en a voulu tellement à Albert, qui ne la comprenait pas, qui n’avait pas de pitié. Mais ce n’était pas eux qui l’avaient tués. N’est-ce pas Sophie ?
Sophie n’a pas dit un seul mot. Elle est tétanisée en face de nous, de moi, d’Emelyne dont je peux presque ressentir le moindre mouvement dans mes viscères. Emelyne m’ordonne de me saisir de Sophie. Je lui dis que ça ne la fera pas revenir. Elle me dit qu’elle m’emmerde. J’ai attrapé Sophie à la gorge avec mon bras valide. Emelyne a pris possession de mon autre bras et a ouvert la chambre froide provoquant le déchirement de ce qui me restait de muscles valides entre le coude et la main.
Sophie est tombée lorsque je l’ai jetée dans la chambre froide. Le temps qu’elle se relève, j’ai refermé la porte. Je me rends compte que je viens de faire une énorme connerie. Il est encore temps de la sortir de là.
Je dis à Emelyne : « non seulement you will not return because you do what because you are dead to other, but en plus that make me un meurtrier, poulette. Que moi je trouve que la morale de l’histoire, elle pue des fesses. Smell shit. En plus, if you are logique, then elle revient, return like you et then put me in the chambre froide as a revenge of the dead. So it is complètement con. »
Emelyne a l’air à la fois furieuse et désemparée. Quelque chose que seuls les fantômes savent interpréter simultanément je pense. Mais je sais que j’ai raison. Et j’arrive toujours à l’usure à faire dire aux autres ce que je pense.
J’y ai dit aussi, mais c’est personnel : « Emelyne, it is thank to Sophie que i know you. And all that story, everything tout ça, les trucs bizarres, la porcelaine par terre, l’enquête, l’angoisse et le temps qu’on a passé ensemble, i think that i love you as you are now. More than as you were normalement. Because you are encore
plus… je sais pas moi, la femme of my life. » Ma plus belle déclaration d’amour, la première.
Je me la pète un peu parce qu’elle m’a embrassé direct. Et pendant qu’elle frottait sa langue morte sur mes dents, j’ai rouvert la porte de la chambre froide et Sophie s’est sauvée en appelant au secours. J’ai regardé Emelyne et je lui ai dit en la serrant contre moi :
« T’inquiètes pas, Emelyne. Ils vont me foutre dans une cellule et me gaver de médocs. Tu pourras bien apparaître et disparaitre tant que tu veux, je ne te calculerai même pas tellement ils m’auront chargé. Et puis, ils se rendront compte que je ne suis pas déglingué, et ils auront besoin de la chambre. Je connais l’histoire, tu sais, ils vont me mettre à la rue. J’ai l’habitude. Et après on sera plus que tous les deux. Tout ce que je te demande, c’est de m’attendre. T’es la première fille avec qui j’ai pu avoir une relation à peu près paranormale. Tu es la meilleure chose étrange qui me soit arrivée. Je crois que je t’aime, Emelyne.
FIN
Voilà, c’est fini. C’était vachement bien. Merci à mes quelques lectrices et lecteurs pour leurs interventions, commentaires, conseils et encouragements. J’ai pour ma part trouvé cet exercice tout à fait passionnant. Je vais reprendre tout ça et l’enrichir en creusant davantage le contexte (lieux, personnages…) et le scénario !
A bientôt pour de nouvelles aventures ! Profitez, c’est l’été.
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