Il fait si sombre que je ne vois même pas mes mains. Ensuite j’ouvre les yeux et je suis ébloui. La journée est ensoleillée, mais la lumière n’est pas dans le bon sens. Ni la rue, ni les gens qui marchent, ni les automobiles qui roulent : tout le monde est à l’envers. Même Totof, qui me regarde à l’envers, qui essaie peut-être de me la faire à l’envers… J’essaie de prononcer un mot : je suis bâillonné. Un morceau de tissu crasseux m’enserre le cou, la mâchoire et se glisse entre mes dents. Il rigole le Totof, il rit à l’envers, ha ha ha, très drôle.
Une fois mes yeux habitués à la clarté, je me rends compte que mes jambes sont entravées par un amas de guirlandes électriques clignotantes, je suis suspendu la tête en bas, ce sont les guirlandes lumineuses qui m’empêchent de tomber environ deux mètres plus bas, exactement à l’endroit où Totof Fend-la-poire se tient les bras en l’air, essayant soit de me tirer les cheveux, soit de me mettre un doigt dans l’œil. Ce type est taré. A moins que… l’environnement ne m’est pas familier. Des bancs et des tables en bois, des chaises et d’autres tables en plastique blanc, l’odeur du gras à frites refroidi, du jus de saucisse répandu sur l’herbe jaunâtre, les guirlandes au bout de mes chevilles et dans tous les arbres autour, des gobelets transparents écrasés et des mégots de cigarettes dedans, Totof qui me pince le nez, bon dieu qu’est-ce que je fous là ?
« C’est Totof qui t’a trouvé ici. Il est tout de suite venu me chercher au restaurant. Il semblerait qu’hier tu aies un peu forcé sur les champignons mon ami » qu’il dit Franz. Je l’entends parler dans mon dos, mais si je lève la tête et que j’évite les gros doigts sales de Totof, j’arrive presque à le voir. Il est en train de dénouer quelque chose, ou bien il réajuste sa ceinture, c’est difficile à dire d’ici mais…
Patatra, en détachant les cordes, en retirant les nœuds qui entravaient les membres de Régis, Franz a provoqué sa chute ! Et le voici à présent dans les bras de Totof, qui bien entendu ne prétendait pas agacer le pauvre hère mais seulement amortir sa descente.
Vous entendez le type là ? Nan ? Parce que je me souviens très bien que j’étais en train de tomber tout à l’heure, ou hier ou quel jour est-il ? Hein ? Oui, bien entendu que je peux descendre des bras de Totof, et puis me regardez pas comme ça, j’en sais rien moi de ce qui se passe. Deux jours ? Deux jours que j’avais disparu, mais j’étais là enfin non, dans mes souvenirs c’était un peu plus baroque. Et plus construit aussi, plus haut, avec moins de guirlandes. Et il faisait nuit. Il pleuvait. En même temps c’est l’automne, c’est normal. Mais le type qui raconte ma vie, là, vous l’avez entendu aussi ? Ou je décaroche complètement c’est ça ?
Totof ne dit rien, il rigole. Franz me regarde en fronçant ses énormes sourcils poivre et sel et il m’annonce : « il semblerait que tu sois parti faire un tour avant-hier soir après le service. Tu as dit que tu avais besoin de prendre l’air, que les champignons ne passaient pas – je t’avais expliqué qu’il fallait au moins les cuir ceux-là mais tu ne m’écoutes jamais, et puis je suis sûr que tu t’es gavé… enfin, Totof a fait trois fois le tour de ville et il a passé le mot de ta disparition dans toutes les cantines du secteur. On s’est inquiété, tu comprends. Et c’est une mamie du coin qui nous a expliqué qu’elle avait vu un gars qui te ressemble en train de grimper aux arbres en poussant des hurlements bestiaux aux abords de la guinguette… heureusement qu’elle n’a pas appelé la police. Et que la guinguette était fermée. »
J’ai vu des choses Franz, des choses qui étaient bien réelles. Je ne sais pas de quelle réalité il s’agit mais ce que j’ai vu, et bah je l’ai aussi senti, et je l’ai touché et c’était pas une guinguette, Franz. C’était pas une foutue guinguette, Franz. C’était une grande maison avec un grand jardin et il y avait un sapin dans lequel je suis monté parce qu’une malade mentale (et il sait de quoi il parle !) en voulait à mes baskets et même qu’il y avait un type qui m’a barré la route, et je l’ai cogné bim-bim, il est tombé en miettes et par la fenêtre de la chambre Emelyne m’est passée dessus et vlan elle leur a mis une raclée à ces voyeurs étranges. Hein ? Tu crois que je peux l’inventer ça, Franz, tu crois que ça se rêve ça, Franz ? Non, moi je ne pense pas, FRANZ. C’est peut-être ce qui se passe présentement qui est un rêve, Franz. Et nous sommes peut-être tous en train de rêver en même temps.
La main gauche poilue de Franz s’est abattue sur mon épaule droite, la contraignant à un léger décalage vers le bas accompagné par la courbure de ma colonne vertébrale. Il me dit « je te crois, tu as sûrement raison. Mais il est temps de rentrer, tu dois être mort de faim et j’ai vraiment besoin d’un coup de main à la plonge. D’accord ? »
Là-dessus Totof a terminé de pouffer, et il ajoute « une grande maison baroque avec un jardin, hein ? Dans le coin, c’est pas ce qui manque. Les sapins non plus, en vérité. Mais du peu de ce que j’entends, on dirait bien que tu parles du manoir hanté dans la forêt. On la voit de loin, surtout l’hiver, quand on se balade sur les chemins de randonnée. Les anciens disent qu’il est hanté parce qu’il parait que si on s’approche un peu, on voit des choses bizarres, et on entend des cris, mais c’est surtout qu’il y a un clodo à moitié ravagé qui y reste. Enfin, personnellement, j’évite d’y mettre les pieds. Cela dit, c’est une belle demeure. On y accède par une passerelle qui surplombe le sentier de promenade. »
Mais oui, c’est ça, je connais ça ! La passerelle en fer forgé et la baraque baroque au milieu des bois, je l’ai vue l’autre jour en revenant des champignons. Comment j’ai fait pour retourner là-bas, par contre, j’en sais rien.
Régis est perplexe. Lorsqu’il est perplexe, il est pris d’un tic à la commissure des lèvres, son nez se plisse et écarquille ses yeux malingres, il porte les mains à ses hanches et plonge dans une forme de torpeur caractéristique des individus dérangés.
Vous avez rien entendu là ? Du tout, du tout ? Un type qui parle dans mon dos, qui dit que je suis ravagé.
J’ai dit dérangé, Régis.
Déjà que je suis le seul à voir ma femme, maintenant je suis le seul à entendre euh… bah… c’est quoi votre nom, d’ailleurs ?
Je suis ton narrateur Régis. C’est tout à fait fascinant. Normalement, nous ne sommes pas censés discuter. A vrai dire, c’est comme si tu cherchais à t’émanciper de l’histoire. Et ce n’est pas ainsi qu’elle est écrite. Tu n’as pas le droit.
Super. Vous allez arrêter de me parler, déjà. Parce que de un, ça me met les nerfs en vrac, et de deux balle au centre, il se pourrait que… attendez un peu. Si c’est vous le narrateur, vous savez sûrement comment je me suis retrouvé dans le manoir, c’était écrit quelque part, non ?
Totof et Franz s’éloignent tranquillement. Je reste un moment au milieu de la guinguette vide, et puis plus rien. J’attends au moins une réponse. C’est tout de même quelque chose ces gens impolis qui entrent et sortent de ma tête sans frapper ni s’essuyer les pieds, ma cervelle n’est pas un hall de gare !
Allons bon, ça ne sert à rien de traîner ici. La vaisselle ne va pas se laver toute seule.
Laisser un commentaire