Aujourd’hui se termine le cycle rétrospectif de la vie de Régis, saison 2 avec les trois derniers épisodes. La prochaine saison est encore en cours d’écriture sous l’influence notable de quelques belles rencontres et découvertes philosophiques.
Le projet d’écriture de la vie de Régis est très intimiste, au sens où seul un petit groupe de lecteurs assidus me transmettent régulièrement leurs remarques et critiques. Si toi aussi tu tiens à me faire part de ton indignation ou de ce sentiment d’accablement qui t’assaille – tel le guerrier Maasaï – n’hésite pas à me laisser un petit mot, un gros mot et même plusieurs ; ça fait rire les oiseaux et ça m’encourage vraiment.
Bonne lecture, sous le soleil exactement.
Episode 7
Quand on entre dans une forêt, deux choses marquantes sont à signaler : d’abord ça sent le sous-bois, comme dans les toilettes du restaurant italien. Il paraît que c’est une odeur naturelle, mais j’ai une toute autre théorie là-dessus. C’est sans intérêt. Tout de même, la forêt c’est toujours humide et ça sent à peu près tout le temps la même chose. Une forêt qui sentirait la porcherie, on dirait que c’est louche ; d’accord, et si elle devait sentir les embruns, on appellerait ça une pinède, mettons, et l’affaire serait réglée. Voilà ce que je veux dire, ça n’apporte pas grand-chose à la science, j’en conviens, il m’apparaissait cependant important d’évoquer le sujet. Non, parce que quand les toilettes du restaurant sentent le sous-bois tout le monde trouve ça normal et ça m’agace.
On a pas idée, sincèrement, est-ce que cette odeur favorise le transit intestinal ? Hein, ça favorise ton transit intestinal, Franz ? Après les trois tonnes de pasta alla Norma que tu t’es échiné à cuisiner et les deux tonnes qu’il a fallu finir parce qu’après c’est plus bon, c’est ça, le sous-bois ça te décongestionne les boyaux, Franz ? Non, moi non plus, nous sommes d’accord. Il n’y a bien que Totoflipette et les animaux de la forêt pour trouver ça normal. C’est leur maison. Et de là vient l’aboutissement de la carrière de mon raisonnement : si la forêt est la maison de Totof et de ses biches, ils ont forcément aménagé des latrines quelque part, donc : ont-ils pensé à disposer un petit désodorisant senteur sous-bois qu’on appuie dessus et ça fait pfuiiiit-pfuiiiit ? L’ont-ils ou l’ont-ils pas, bordel ? NON. Ils ont peut-être pensé à une autre odeur, « pollution urbaine » ou bien «arrière-cuisine graisseuse », histoire se souvenir pourquoi ils préfèrent les bois.
Et la deuxième chose, j’ai pas perdu le fil, le fil d’Ariane (tu vois où je veux en venir / pas vraiment…) bah, Ariane la déesse de la chasse, (c’est Diane imbécile) ah oui – c’est rien. Je voulais dire que face à l’immensité et à la grandeur de la forêt, Totof en tête suivi de Franz, les deux forces de la nature paraissent ridiculement petits. Mais voilà, l’Autre fait son intéressant, il coupe mes effets.
Notre plan est le suivant : Totof passe devant et ouvre la voie à travers les ronces et les broussailles. En contournant le manoir, sans suivre le chemin de la passerelle, nous créerons un effet de surprise mieux qu’un gâteau d’anniversaire avec une chanteuse blonde platine à robe rose dedans. Et surtout, nous n’attirerons pas le regard des curieux, ni des exhibitionnistes venus nombreux en cette fin d’après-midi d’automne pluvieux.
Ensuite Franz, toque blanche et tablier sale, s’avancera avec son air de rien qui lui va si bien afin de s’assurer que le narrateur ne nous aura pas tendu un piège, voire un comité de soutien ou une ligue des droits de la narration omnichiante. Son cheval de Troie de bataille, c’est d’avoir préparé des petits gâteaux qu’il vend au profit de l’association de protection des œufs battus. On a trouvé ça drôle, au moins cinq minutes, oh c’te marrade, du coup on l’a gardé.
Enfin, dès que la porte est ouverte, je fonce dans le tas et dans le narrateur pour y faire sa fête. Et quand je dis fête, il n’y a aucun rapport avec le gâteau précédemment cité, qui ne faisait office que de métaphore, qui elle-même n’a rien à voir avec un photophore ou un sémaphore sinon qu’ils ont en commun d’être de la même famille des mots en phore en quatre syllabes dont le « re » final avec lequel on est bien embêté quand on commence à compter les syllabes.
Le plan se déroulait bien, on marchait dans le sillage de Totof qui nous faisait visiter sa maison, et là un chêne, et là un bouleau, et là une fougère « oh une fougère, c’est tout vert » comme tout ce qui est pas marron ou pourri en fait. Pas l’ombre d’un jogger phosphorescent, tout bien. Ah ouais, le patron il dit todo va bene. Tutto va bene. Si tu le dis. Sauf que…
Sauf que Katharina est plantée là entre les machins verts et marrons et pourris, et elle cueille des fleurs. Je la regarde, elle lève les yeux, me sourit et dit : « Régis, quelle agréable surprise ! »
Je ne connais pas cette personne. Il y a bien des souvenirs de soirées dans des caves berlinoises, mais ces souvenirs ne sont pas les miens. Ses beaux cheveux très courts hérissés sur la tête, son attitude désinvolte et la souplesse de ses mouvements, connais pas. Elle me tend le bouquet de pâquerettes, les papillons virevoltent autour d’elle comme des moustiques ivres, tout ça c’est faux. Je le sais, je lâche le tourne-broche et prends le bouquet, merci beaucoup. Comment lui expliquer que je suis en mission secrète ?
Notre « héros » serait-il en train de tomber amoureux ? Certainement pas, je compte venger Emelyne et me farcir le narrateur, j’te dis. J’ai pas le temps pour ça. Et puis qu’est-ce qu’elle fait au milieu de nulle part. C’est un piège, j’en suis sûr.
Je lui dis : « on va visiter le manoir derrière toi, tu veux nous accompagner ? » Et merde. Franz et Totof me jettent un regard noir à défaut de petits cailloux en hochant la tête sur les côtés. J’aimerais bien les y voir, eux. Et puis ça manquait de présence féminine cette histoire. Voilà.
Techniquement, depuis tout à l’heure le narrateur n’arrête pas de commenter ce qui se passe, ce qui pourrait me laisser imaginer qu’il est au courant de notre plan, de toute façon. Alors, on va laisser la stratégie au vestiaire et foncer droit au but, allez les verts !
Totof s’est posé dans un arbuste. Il dit que c’est une aubépine et que ça pique. Du coup, il change d’arbuste, peu importe ils se ressemblent tous. Il scrute l’horizon arqué en avant à la manière des sioux, une main sur le front et les traits tirés. Il lui manque juste la plume, pour le reste c’est déjà pas une flèche. Il croit voir quelque chose au loin et dans le doute il hulule. Est-ce que les libellules hululent aussi ? Franz me confirme que non et s’avance en essayant de ramper tel un serpent obèse sous une des nombreuses fenêtres à barreaux rouillés et carreaux cassés du rez-de-chaussée. Il lève la tête, prend le temps de reluquer l’intérieur d’une pièce et se rabaisse en se tournant vers moi « je vois rien. Il fait tout noir. »
Très honnêtement, c’est ma première expédition dans un manoir en forêt au crépuscule, je n’ai pas pensé qu’une lampe-torche pourrait être utile. Le tourne-broche, oui, la lampe-torche, non. Chacun ses priorités. Katharina m’interrompt en pleine contemplation abyssale : « utilise le bouquet de fleurs, Régis. »
Je savais bien qu’elle n’était pas nette non plus, celle-là. Debout près d’un cyprès, la tête dans une branche morte qui me gratte le nez, j’essaie de garder un peu de dignité en levant le regard sur la canopée. Totof s’assied-t-il parfois sur sa canopée pour regarder le grand écran panorama du ciel ? Et je baisse mes petits yeux plissés, croisant ceux de Katharina, plutôt deux et noirs. Je prends l’air septique de la fosse et je tourne la tête vers Totof l’empereur du camouflage déguisé en laurier sauvage pendant que Franz continue de rouler par terre d’une fenêtre à l’autre.
Quelle équipe incroyable nous formons ! J’en aurais presque les larmes aux yeux mais je suis trop occupé à essayer de me désembourber le pied gauche d’une déjection porcine. Ayé, j’ai trouvé les WC. En dernier recours, j’accorde toute ma confiance à l’hypnotique Katharina et je lève bien haut le bouquet de fleurs qui contre toutes attentes s’illumine et brille de mille feux dans la nuit tombée sans s’excuser sur la forêt.
Episode 8
L’absurdité de la situation, convenons-en, tient au fait du motif qui intime nos quatre personnages de persécuter l’ineffable Narrateur. Ce dernier, il est important de le rappeler, n’est entendu prétendument que par le héros, Régis, et semble-t-il également par son fidèle ami cuisinier Franz, à moins que la fréquentation excessive de son camarade l’ait convaincu du bienfondé de ses allégations. Si au gré de ses péripéties Régis nous a donné à voir un panel varié de compétences et de dons paranormaux, on notera que Franz quant à lui était jusqu’alors quelqu’un de relativement sain d’esprit, tenant des propos emplis de sagesse. Totof, pour sa part, semble s’amuser de la situation. Peut-être a-t-il trouvé en la présence des deux compères un remède à la morosité de son existence loin de la société qu’il a rejeté. Que dire enfin de l’énigmatique Katharina ? Sa figure spectrale et infondée ne manque pas d’attiser les soupçons, questionnant son arrivée soudaine au cœur de la trame de l’histoire sans que rien ne semble pourtant l’y attacher sinon qu’elle préfigure la seule entité féminine depuis le départ brutal d’Emelyne.
C’est à la fois le rêve du manoir et la destruction irrémédiable d’Emelyne qui a provoqué le bouleversement moral de Régis, prenant alors conscience de l’existence du Narrateur de sa vie. Déstabilisé, mais égal à lui-même, il apparaît désormais conquérant, prêt à en découdre avec celui qu’il estime coupable des incohérences troublantes de ces derniers épisodes.
Et pourtant, des histoires s’écrivent et se racontent incessamment, il y a autant de récits que de narrateurs, des hordes de héros, des colonnes de personnages secondaires foulant ensemble des kilomètres et des kilomètres de paysages variés, le temps et l’espace ne sont limités que par la promiscuité de la relation de l’auteur à son texte. Les relations qui se nouent et se délitent, la tension dramatique et même l’humour parmi les innombrables possibilités offertes par la littérature ne sont conditionnés que par le bon vouloir et la versatile créativité de ceux qui un jour décident d’écrire.
De l’auteur, parlons-en. Qu’a-t-il donc dans la tête, pourquoi nous laisse-t-il nous débrouiller entre nous ? Est-il en congés sur une plage du Pas-de-Calais ? Et si tel est le cas, pleut-il autant que ce qu’on en dit généralement ? Un narrateur sans son auteur n’a pas son mot à dire, il est tenu au silence dans l’antichambre de sa page blanche. Imaginez-vous seulement la frustration que cela engendre quand le fil d’une narration est entrecoupé d’hésitations, progressant par soubresauts avant de s’arrêter soudainement au beau milieu de nulle part comme une voiture sur l’autoroute en panne d’essence.
Combien de temps cela fait-il que je suis coincé dans ce feuilleton ? A n’attendre qu’un signe de l’auteur, même une virgule, quelque chose qui me redonne, à moi Narrateur, un sens et une légitimité. Vous comprenez, ce n’était plus tenable. Je devais reprendre les choses en main et faire preuve d’imagination à mon tour. Devenir l’auteur, ordonnancer les événements, manigancer les coups de théâtre et toucher au but : mettre un point final à cette histoire débile.
Bien sûr, il y a eu quelques ratés. Les rouages étaient mal engoncés, et puis surtout les personnages… mais qu’est-ce que l’auteur avait à l’esprit en mettant en scène ces aberrations imprévisibles ? Regardez-les, ils se dandinent autour du manoir en espérant trouver un moyen d’entrer. Évidemment que j’ai fermé à clef et que je me suis barricadé. Je vois et j’entends tout, mais même cela les dépasse. Je suis omniscient, j’ai voulu leur expliquer. Ils n’ont qu’à suivre le script de l’existence que je leur dicte. Qui a-t-il de mal à cela ?
Ah, les voilà maintenant de l’autre côté du manoir, près de ce qui fut un jour un magnifique jardin à la française. Ils longent les dépendances sur la face ouest, ils entrent dans la grange. Sans grande surprise, ils en ressortent déçus. Ce n’est qu’une grange, oui, effectivement. Et ce bouquet de fleur lumineux que tient Régis pour éclairer alentours, c’est tout à fait idiot. Les fleurs ne font pas de lumière… comment Katharina a-t-elle réalisé ce tour de force ? Cette histoire est la mienne. Je suis celui qui décrit ce qui va se passer, qui donne les indices, et c’est moi, moi seul qui autorise tout ce qui se passe ici ! Et je n’ai pas autorisé ce bouquet de fleurs des champs luminescent !
Katharina était mon idée. Elle avait bien plus de charme que l’ectoplasme dont s’était amouraché Régis. Katharina, c’est la joie de vivre, la légèreté, la fragilité aussi. En un mot, elle est vivante. On a envie de l’aimer. Oui, j’ai supprimé Emelyne, mais c’était uniquement pour apporter une qualité supérieure à cette pseudo comédie dramatique.
J’entends des pas dans le couloir de l’aile ouest. Comment ont-ils réussi à rentrer ? Un passage secret ? Impossible, j’ai conçu moi-même ce manoir, il n’y a aucun passage secret, aucun accès. D’ailleurs il y a de cela deux phrases, l’aile ouest n’existait pas. Elle n’était pas écrite.
« Concentre-toi Régis. Tu vas y arriver. » Katharina pose sa main sur mon épaule presque en riant de la situation. Si j’ai tout bien compris, mais j’aurai besoin d’un petit récapitulatif en fin de seconde période, l’endroit où je me trouve n’existe que si je l’accepte, déjà là c’est costaud, et si je l’accepte alors je peux interagir avec et euh… le transformer. Mettons que Franz fasse une salade dégueulasse aux fruits et légumes variés arrosée de graines et d’huile de noix. C’est une très mauvaise idée, ce genre de truc ne devrait pas exister. Sauf que : c’est mon pote, je ne peux pas lui dire de but en blanc que ça manque de mayonnaise et de frites. Alors dès qu’il a le dos tourné, j’y ajoute deux ou trois saucisses de Morteau bien juteuses, j’enlève tout ce qui est vert et je saupoudre de gras. Et s’il ne s’en rend pas compte, il finit par croire que c’est son invention. C’est clair ? Non. Bah voilà.
Tout ce que je sais, c’est que tout à l’heure Katharina m’a expliqué quelques astuces à l’oreille concernant la réalité et la vérité. Bien sûr, c’était pas le moment, j’essayais de ramasser mon épaule après avoir tenté d’enfoncer à peu près tout ce qui ressemble à une porte, et puis elle m’a demandé si je voyais le passage secret dans un mur, j’ai dit oui comme j’aurais pu dire autre chose et vlan, le mur s’est ouvert d’un coup. Après, qu’on accepte ou pas, tout ce que je vois c’est qu’on est à l’intérieur maintenant, dans une sorte de couloir aux murs gris et poussiéreux couverts de graffitis, le sol est constitué de carrelages en damier blanc et noir collant, ça pue l’urine de chat et si je n’avais pas mon bouquet de fleurs radioactif on y verrait rien parce que quelqu’un s’est donné du mal à calfeutrer tout ce qui ressemble à une ouverture avec des planches en bois et du mobilier vermoulu.
Et quand je dis vermoulu, je ne parle pas du café.
Je les entends. Ils traversent le hall d’entrée, les rats affamés que j’y avais disposé ont fui, ces lâches. Mes chauves-souris dorment encore. Une chouette hulule, le plancher du premier étage craque du grattement frénétique d’un loir. Si au moins j’avais encore quelques-uns des zombis du rêve de ces derniers jours, je pourrais les chasser plutôt que d’essayer vainement de leur faire peur. Emelyne me les a réduit en bouillie.
Ils sont là, à quelques mètres du salon bleu où j’ai installé mon bureau. Ils m’ont trouvé facilement, à l’instinct. Il est vrai que nous sommes intrinsèquement liés. Naturellement, entre créations d’un même auteur, nous ne pouvons pas faire les uns sans les autres. Cependant les frontières sont brouillées, les rôles s’inversent, s’échangent et s’inventent. Je ne suis plus en sécurité ici. Il est temps de partir.
« Bureau du Narrateur », c’est écrit sur la porte. Le type, il écrit sur une porte d’un bâtiment perdu au milieu de nulle part que son bureau, c’est là. Tu crois qu’il a une boîte postale aussi ? Genre, les gens lui écrivent : oui, on voudrait bien que tu te mêles un peu plus de ce qui te regarde pas. Pourrais-tu passer à la maison, tiens à l’heure de l’apéro, j’ai préparé un pain surprise. Sérieusement, j’admets avoir quelques neurones de moins que la normale, mais ça ne me viendrait pas à l’idée de m’installer dans un taudis pareil pour exercer mon activité.
« Tu dors sous un évier », me lance Katharina. Bah oui, c’est bien ce que je dis.
Cette fois, je prends de l’élan, et Franz accompagne ma course en me projetant contre la porte. CRAC ! Victoire, au prix de deux cotes flottantes et de la phalange du mon auriculaire droit, la porte a cédé sous mon poids.
Nous entrons avec Katharina et Franz dans ce qui semble être un bureau de poste à l’ancienne. Ou peut-être une banque, ou le bureau du proviseur d’un collège privé dans la Marne en 1890. Tout y est propre, la moquette a été shampouinée récemment et les fenêtres aux carreaux impeccables et aux tentures de velours diffusent une lumière agréable. Sur le côté droit, une grande table carrée recouverte de piles de papier, quatre chaises autour et une grande bibliothèque rangée. A gauche, deux canapés de cuir, une table basse finement ciselée et marquetée, des bibelots et des babioles, un cendrier et son cigare fumant, un conduit de cheminée habillé d’un tablier de marbre vert de Turin surmonté d’un miroir ancien au liseré d’or, une console sur laquelle reposent des bouteilles de liqueur et des carafes de cristal. Franz et Katharina se tiennent l’un l’autre par le bras et m’observent incrédules et effarés.
Le narrateur n’est plus ici. J’ajuste mon veston, sortant ma montre à gousset d’argent de sa poche, quelque chose me dit que nous n’aurions pas dû venir ici…
Episode 9
Admettons que je me tienne dans l’embrasure de la porte du bureau du Narrateur. Un pied à l’intérieur, j’arbore un costume d’époque saillant et mon champ lexical s’étoffe d’un vocabulaire qui m’était jusqu’à présent inconnu ou somme toute au moins oublié. Je recule de deux pas, me revoilà dans le couloir dégueulasse et j’ai troqué ma jolie montre et mon gilet contre une poignée de fleurs brillantes et un t-shirt douteux. J’essaie une nouvelle fois : pareil. Je pousse Franz à l’intérieur, à l’extérieur, même topo en plus gros. Cet endroit est génial. Un pied sur la moquette, l’autre dans le passage, je me prends à imaginer que je pourrais avoir un petit vestibule similaire dans l’arrière cuisine à côté de la chambre froide, où instantanément je changerais d’allure aux petits matins difficiles. Quel gain de temps, ça serait le panard.
Katharina se promène dans le bureau, revêtant une superbe robe longue empire plissée à la taille en crêpe de soie rehaussée de dentelle de Caudry et de perles. Elle balaye d’une main légère les boiseries impeccables et me lance parfois des regards langoureux. Je prends un peu de recul, en sortant du bureau. Nan, ça colle pas. Je m’en fous des robes en vrai. Franz se rapproche de moi et se tient à l’affût tel le chien de chasse le dimanche matin à la campagne quand les pigeons décollent en meute sanguinaire, il me dit qu’il aimerait bien qu’on s’en aille, j’y dis que c’est lui qui sent l’ail mais il n’a pas d’humour ce soir. La situation ne le rassure pas. Forcément, lui sorti de sa cuisine, il n’a jamais rien vu. Ah, pour pondre des petits plats venus de l’espace, il y a du monde hein, mais dès qu’on commence à toucher au spécial, Monsieur Franz est refroidi.
Si ça ne tenait qu’à moi, je foutrais le bureau à sac. D’abord, ça réchaufferait un peu l’ambiance et puis ça compenserait les torts que le Narrateur m’a causé. Sans son bureau, il fera moins le malin. Sors de là, Katha, t’es cernée ! Ha ha, non, vraiment il n’y a rien à voir ici. Il est parti, je vais tout cramer et n’en parlons plus. Mais au lieu de nous rejoindre dehors, elle s’installe sur une des chaises près de la bibliothèque et elle lit des trucs qui traînent sur la table. Je pourrais danser la carmagnole qu’elle ne me remarquerait pas. Elle est totalement absorbée par sa lecture, ce qui ne veut pas dire que le papier est en train de la digérer. C’est plutôt elle qui est en train de gober toutes les bêtises que l’autre ahuri a sûrement écrit à notre propos.
Elle finit par lever ses beaux yeux avec un sourire poli – mais on me la fait pas à moi, pas folle la guêpe : elle a le bourdon. Elle attrape un crayon, une règle en bois et elle hachure des phrases. Avec Franz on irait tout de même plus vite en mettant tout par terre, arrosé de cognac et en craquant une allumette. Je reconnais que hachurer des papelards c’est bien senti, mais c’est foutrement long.
« Et Totof nous attend dehors, sans rigoler. Saccageons la décoration et tirons-nous ! » crie Franz, sur un coup de panique.
« Non, dit-elle, tout ce qui est ici représente vos existences, ce que vous êtes, ce que vous savez, c’est votre destinée qui est écrite dans chacun de ces livres, sur ces notes et les détruire complètement vous annihilerait. Je ne veux pas que tu disparaisses, Régis. » Solennelle et très calmement, elle trace une ligne au travers des mots, supprime proprement un paragraphe, puis un autre. Elle griffonne une tirade, ajoute une note à une description. Régis et Franz sont désormais bloqués à l’extérieur du bureau. La porte est ouverte pourtant, et tous les efforts qu’ils produisent pour briser la barrière invisible qui les contient à l’extérieur sont vains. « Vous n’êtes jamais venus ici. Vous ne vous souviendrez pas de ce qui s’est passé. Ce manoir va disparaître de vos mémoires, et moi avec. Il est temps de réparer quelques erreurs et de vous offrir une nouvelle chance.
Que préfères-tu Régis ? Par où commencer…
—
Le vent s’engouffre à l’intérieur de la cabane chassant des volutes de fumée bleue au travers de l’espace infini qui l’entoure. Rien ni personne ne perturbe l’atmosphère calme de cette fin d’après-midi d’automne bercé par le roulis des vagues, le cri des mouettes et le défilement des publicités au panneau d’affichage de la supérette.
Déjà Franz, je te rappelle que si nous avons investi dans cette baraque à frites, c’est pour une bonne raison. Les FRITES, Franz. Tu ne peux pas sans arrêt essayer de rivaliser avec la nature pour en changer l’usage. On ne fait pas des frites de carotte, de navet ni même de patate douce, on fait des frites de patates et puis c’est tout. Avec tes âneries, c’est pas étonnant qu’on ne trouve pas de clients. N’essaie pas de me faire croire que c’est à cause de l’emplacement. Il est très bien ce parking. En plus on a une belle vue sur la Manche.
Et puis fais pas cette tête, prends une bière, détends-toi. Tu vois bien que tu fais fuir les passants. Tiens, tu as vu la jolie fille en vert là-bas sur la digue ? Elle me rappelle quelqu’un. Une nana que j’ai croisée à Berlin, à l’époque où la scène punk était encore active, comment elle s’appelait déjà ? C’est pas ton genre ? C’est quoi ton genre, Franz ? J’imagine que tu préfères la compagnie de tes couteaux. Tiens et t’as vu l’autre là-bas avec son regard bizarre. Elle a rien compris, celle-là. Qu’est-ce tu regardes, oh ! Hé, c’est de l’autre côté la mer ! Quoi, elle est sourde ou bien ? Peut-être qu’elle n’ose pas s’approcher pour regarder le menu. Tu vois, Franz, comme tu fais peur aux gens.
Je sens qu’il va se mettre à pleuvoir. Ce coup-ci on est garanti de pas faire un couvert.
Tu sais à quoi je pensais hier soir ? Tu t’en fous, très bien. Je me disais qu’on a tout de même de la chance de pouvoir faire ce qu’on veut. Il y a tellement de gens qui triment toute leur vie à faire des trucs qui les intéressent pas et quand ils finissent par s’en rendre compte, il est beaucoup trop tard. En s’échinant à la tâche, ils perdent le sens profond de leur existence. Ils sont persuadés d’être des héros de leur propre histoire, alors qu’on est tous les pions d’un autre joueur. T’as vu, c’est que ça cogite là-dedans. Ce qui m’effraie le plus dans cette histoire, c’est que les gens croient toujours qu’ils sont libres alors qu’ils ne copient que les schémas et les routines des autres en lorgnant toujours un peu sur le voisin. Ils n’ont pas d’avenir, ils ont un plan et ils le suivent sans se demander si c’est vraiment ce qu’ils veulent. On pourrait faire du vin chaud cet hiver, et des moules. Des moules au vin chaud, ah oui, je vois quand ce ne sont pas tes idées, forcément c’est nul. Et pourquoi pas un burger aux huîtres panées ?
Un type à l’allure familière passe la tête par la fenêtre de la guérite et en s’excusant de nous interrompre en pleine discussion gastronomique, il demande poliment : « alors, vous la trouvez comment la fin de votre aventure ? »
Franz me regarde de travers, sûrement qu’il est vexé par la pertinence de mes propositions, et l’autre type sourit d’un air niais. J’y réponds : « sur place ou à emporter ? »
Laisser un commentaire