Chaque matin, mettre en route les deux friteuses dès neuf heures pour s’assurer d’être prêt au coup de feu. Généralement, les premières commandes tombent vers onze heures. Bon, hors saison, on ne peut pas dire que ça se presse au portillon, c’est vrai. J’ai l’impression que l’hiver n’en finira jamais. J’ai perdu le compte des jours, lessivé par les remous des vagues sur la plage et le crin-crin du panneau publicitaire derrière la baraque. Ça pourrait bien faire des années que nous sommes là avec Franz à attendre chalands et chiens fous accoudés au présentoir.
D’ailleurs il est où ? Encore en retard, hein. Je déballe un paquet de frites fraîches sous vide livré par le distributeur local. Les énormes caisses de saucisses et de merguez trônent fièrement dans les frigos. Des colonnades de pots de sauces aux noms évocateurs font barrage à l’océan. Tout est là; sauf Franz et la clientèle affamée. Il y a quelques jours encore, ou bien quelques semaines, je ne sais plus, il y avait cette femme brune, très belle, qui nous regardait travailler de loin sans jamais rien commander. Même pas une glace à l’eau. Elle restait sans bouger et débile entre nous et l’horizon infini. Elle est partie.
J’aurais pu installer une radio ou un petit poste de télévision en noir et blanc pour suivre un peu l’actualité, mais honnêtement je pense que ça me déprimerait encore davantage. Non, vraiment, on est bien mieux là à patienter tranquillement de faire fortune. Des fois, je me prends à rêver qu’une star de la chanson comme heu… je sais pas, une cantatrice, avec des bijoux plein le cou, gare sa limousine avec sa remorque bardée de paparazzis et me demande avec un accent belge “quelle est vôtre spécialité ?” et j’y répondrais en montrant mes dents nacrées, mon sourire narquois quoi, “bah c’est une friterie hé babache, même que c’est écrit sur le devant, on fait dans la patate”, et elle se mettrait à rire et à rougir à cause des effluves de friture et moi, grand seigneur, je lui offrirais une barquette à l’œil. Enfin quand je dis à l’œil, non, je lui donnerais en mains propres ou presque. Tu vois ce que je veux dire.
Je suis certain que Franz essaierait d’en rajouter, avec ses tours de magie culinaire, il y planterait un parapluie en papier dans la barquette, ou bien il tenterait de rajouter un de ses ingrédients insipides – un légume vert par exemple.
Peut-être qu’il est en retard parce qu’il est allé se réapprovisionner en verdure. Il est parti quand ? Hier, la semaine dernière, l’an dernier… Il m’aurait tout de même pas fait le coup du type qui fait semblant de tromper sa femme et qui se retrouve sur le palier de son propre appartement avec une valise en vrac un samedi matin trop tôt? Non, c’est pas ça. Du type dont toutes les femmes tombent amoureuses et qui se tire sans crier gare ni autre chose du soir au matin. Au lendemain. Bref, une aventure sans lendemain. Oh, j’en sais rien. J’ai l’impression d’être tout détraqué comme le temps, pas à ma place, à l’arrêt. En taule.
Pas loin, Régis. Hors du monde, mis à l’écart. Ignoré de ton auteur.
Franz ? C’est toi ?
Disparu. Avec tout le reste. Sais-tu ce qu’il y a dehors ? Je veux dire en dehors de cette petite case malodorante ouverte, ton placard sur l’océan. As-tu ouvert la porte récemment ? T’es-tu demandé ce qu’il y avait derrière ? Non, bien entendu que non. Tu étais là, tout le temps. Tu ne t’es rendu compte de rien.
Cette voix, je la reconnais. Je me souviens. Nous étions dans une vieille bâtisse, je crois. Il y avait un bureau, nous étions deux. Non, trois. On voulait tout mettre à terre. C’est toi qu’on cherchait !
Malgré mes recommandations, tu t’es entêté à outrepasser les règles qui régissent notre univers.
Avec un nom pareil, faut dire aussi que j’étais prédestiné. T’es le narrateur ! T’as buté ma femme ! Ce qui fait qu’elle est morte deux fois. Figure-toi que je tiens les comptes.
Je vais te rafraîchir la mémoire : j’accompagne ton aventure depuis sa création. Saison 1, épisode 3 – introduction, saison 1, épisode 8 – ouverture, et je ne compte même pas l’interprétation des dialogues, les mouvements, saison 2, épisode…
Ça va, ça va. Tu vas pas me faire toute la série. De toute façon, je ne comprends pas. Tout allait très bien, je menais ma petite vie TRANQUILLE, à l’abri des regards indiscrets, bien à côté de la société civile, hors du monde, et il a fallu que tout se détraque. Tiens, toi par exemple, pourquoi t’essaierais pas de te montrer déjà ? Pourquoi à chaque fois je dois me coltiner tous les déglinguos qui trouvent sympa de squatter ma tête ? Tu sais, c’est déjà pas très bien rangé là-dedans, c’est pas la peine d’en rajouter, hein.
Ton émancipation est la cause de tous tes maux, Régis. C’est ton éveil qui t’as permis de te rendre compte de ma présence alors que jamais aucun personnage de ma propre expérience n’a été en mesure de le faire. J’ai cherché à te prévenir dès lors que tu faisais fausse route mais tu t’es obstiné à sortir du cadre et te voilà hors de ta propre histoire. Je ne m’explique pas que l’auteur n’ait pas réagi à ton départ. C’est très inquiétant. Je ne perçois aucune activité, aucun ordre, aucune direction à prendre. Normalement, j’insiste, l’auteur m’emploie à t’orienter, à te guider, je suis tes yeux, tes gestes et même tes émotions. Même à cela, je n’y ai plus accès. Ah ! Tu as voulu ton indépendance, tu as voulu te venger de toutes les souffrances dont tu me rends responsable mais ce que tu dois accepter, Régis, c’est que tout ce que tu as vécu jusqu’ici n’est le fruit que du bon vouloir de l’auteur.
Hum.. ne fais pas cette tête, et ne te fatigue pas inutilement, je sais que ça prendra du temps pour que tu finisses par accepter l’unique vérité. Il s’appelle comment heu, l’auteur ? Il doit bien habiter quelque part ? Je vais aller le trouver et puis on va discuter. Dois-je encore te rappeler que cette stratégie, saison 2 épisodes 6 à 9, a dégradé ta situation ? Non, une fois de plus, je le répète, tu ne peux pas atteindre l’auteur. Il n’est pas de ce monde, tout comme moi. Pour être tout à fait précis, notre monde appartient à une constellation d’idées issues de l’imagination de l’auteur. Mais toi t’es qui, bon sang ? T’as rien d’autre à faire que de me pourrir la vie ? Tiens, tu veux des frites ? C’est réel, les frites, c’est concret, ça EXISTE ! C’est VIVANT !
Ce qui m’ennuie, Régis, c’est précisément ta… capacité à générer du contenu narratif. Cette friterie par exemple, elle ne figure pas dans le plan de l’auteur. Mais non, puisque c’est moi qui l’ait voulue ! J’étais là, dans ton bureau, on a tout gribouillé avec Franz et Catastrophia ! Je revois très bien la scène : elle fouille des papiers et puis elle me demande ce que je voudrais faire. Alors elle rature proprement des phrases sur des papelards et elle remplace des mots, tout ça, malgré que l’option “tout retourner” aurait été plus judicieuse à mon goût, et vlan ! La friterie.
Il manque quelque chose à ce résumé désordonné : elle n’est pas un personnage, pas une narratrice comme moi. Katharina appartient au monde de l’auteur puisqu’elle a non seulement eu accès au manuscrit de ton histoire, mais elle l’a également altéré, si bien que nous nous retrouvons tous les deux piégés dans cette bulle narrative hors de notre univers.
Mais pas du tout, je sais très bien où on est. Là, c’est la mer du nord, à droite en remontant, l’hôpital et de l’autre côté la jetée et le lycée hôtelier. Je connais très bien cet endroit, je suis né ici !
C’est un mirage, Régis ! Une illusion que tu as créée de toutes pièces, je ne sais comment. Observe par toi-même, il n’y a personne. Tous ceux que tu connaissais ont disparu. Tu es seul et je n’ai plus d’histoire à raconter. Essaie de faire un effort au moins, nous n’allons tout de même pas rester coincés ici pour l’éternité !
Beuh non… Tiens respire deux secondes pour commencer. Déjà, on est pas vraiment seuls. Il y a un type qui fait le même trajet tous les matins, il prend par l’esplanade et finit aux Moules, le zinc pas l’animal. Il me calcule pas mais moi j’ai remarqué ses petites habitudes. Lui, je ne l’ai pas inventé, ni le bistrot d’ailleurs…
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